Jeunesse et exotisme : la construction profonde d’un imaginaire
par Circé Krouch-Guilhem

Manuel d’Histoire de France et d’Algérie, 1934
Les écrits destinés à la jeunesse, à l’époque de la colonisation française, ont été un mode de diffusion important de l’idée coloniale et d’expression d’un imaginaire exotique surtout lorsqu’ils étaient accompagnés par l’image. Véhicule, support marquant qui peut amener l’enfant à se considérer autre qu’il est, le modeler, le hors-texte, en particulier l’iconographie, a fortiori à une époque où l’image reste rare, a sans conteste joué un rôle important. Concentrons-nous ici sur certains extraits issus de manuels scolaires publiés entre 1930-1962 dont le sujet, ou plutôt l’« objet » est l’Algérie.
Manuels scolaires et exotisme
Les manuels scolaires qui ont été et restent des éléments de pérennisation de l’ordre établi sont par conséquent très intéressants à aborder pour chercher et analyser toute trace d’exotisme .Leur analyse apparaît primordiale si l’on veut comprendre la persistance de cet imaginaire dans les esprits. Exotisme, altruisme, humanisme et vision solidaire sont autant de positions différentes qui ont été tenues par ces manuels qui offrent un certain système de représentations, une interprétation globale du monde à leurs jeunes lecteurs. Dans sa préface à l’ouvrage d’Edward Saïd, Tzvetan Todorov insiste sur ce fait : « le maître du discours [est] le maître tout court » car « le concept est la première arme dans la soumission d’autrui – car il le transforme en objet[1]. », après avoir démontré dans La Conquête de l’Amérique que la dénomination est un acte d’appropriation, une prise de possession.
L’exotisme est l’une des trois principales formes de rapport à l’autre (selon les catégorisations existantes) que l’on peut distinguer dans ces manuels, avec l’humanisme colonial et le romantisme algérien. Ces trois types de rapport ne sont d’ailleurs pas imperméables les uns aux autres, et ils se superposent souvent. Le roman colonial algérien d’expression française est plutôt postérieur, mais il a évidemment subi l’influence de la littérature exotique, son âge d’or selon Alain Calmes se situant entre 1895 et 1914[2]. Selon lui, la littérature coloniale algérienne d’expression française est une littérature autonome se distinguant à la fois de la littérature exotique et de la littérature française. Il la définit comme « un univers chargé de fureur et d’idéologie » et tente de montrer dans son ouvrage comme la littérature de l’occupant peut apporter un éclairage sur les rapports entre colonisateurs et colonisés. L’examen minutieux des textes révèle que le roman colonial n’est pas un bloc idéologique monolithique, mais bien au contraire qu’il est marqué par de fortes disparités idéologiques.
Extraits de manuels à la lumière de Lire l’exotisme[3] de Jean-Marc Moura : l’exemple de Fromentin
Dans Lire l’exotisme, Moura combine les approches théorique, historique et poétique pour définir et analyser les différents traits de l’exotisme, la rêverie du lointain faisant son unité, et propose à la fin de son ouvrage une anthologie commentée de ce qu’il considère être les principaux textes de l’exotisme. Son ouvrage nous paraît essentiel pour mieux repérer, saisir et analyser les diverses traces d’exotisme que nous pouvons trouver dans ces manuels. Il propose ainsi une étude en quatre parties selon une partition chronologique en trois périodes que sont le Moyen-âge, celle du XVIème au XIXème siècles, qui constitue selon lui l’âge d’or de l’exotisme, et le XXème siècle. L’examen synthétique de la notion lui permet de la définir : elle est « une rêverie qui s’attache à un espace lointain et se réalise dans une écriture », et de distinguer plusieurs inspirations exotiques, ainsi que de percevoir et donc d’analyser la variation considérable de ses formes et de lutter ainsi contre l’idée répandue que l’exotisme se borne à être un pittoresque de pacotille.
Il est intéressant alors de lire à la lumière de l’ouvrage de Jean-Marc Moura le texte de Fromentin, peintre, écrivain et critique d’art du XIXème siècle, extrait d’Un été dans le Sahara, 1857 figurant dans Notre Livre. Lectures pour le cours moyen des écoles nord-africaines d’Européens et d’indigènes de Miraton et d’Augé[4].
LA DIFFA
La chambre où nous mangions était toute petite, sans meubles, avec une cheminée française et des murs déjà dégradés, quoique la maison fût neuve. Il y avait du feu dans la cheminée; un tapis de tente trop grand pour la chambre et roulé contre un des murs, de manière à nous faire un dossier; pour tout éclairage, une bougie tenue par un domestique accroupi devant nous et faisant, dans une immobilité absolue, l’office de chandelier. Si simple que soit la salle à manger, si mal éclairé que soit le tapis qui sert de table, un repas arabe est toujours une affaire d’importance.
La diffa est le repas de l’hospitalité. La composition en est consacrée par l’usage.
D’abord un ou deux moutons rôtis entiers; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante; il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d’un mouton; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat; le porte-broche s’en empare à peu près comme d’une pelle à labourer, donne un coup de son talon sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu’on ne la mette au feu ; le maître de la maison arrache un premier lambeau et l’offre au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l’affaire des convives.
Le mouton rôti est accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes; puis viennent des ragoûts, moitié mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante, fortement assai-
LECTURES DE L’AFRIQUE DU NORD
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sonnée de poivre rouge. Enfin arrive le couscous, dans un vaste plat de bois reposant sur un pied en manière de coupe.
La boisson se compose d’eau, de lait doux, de lait aigre; le lait aigre semble préférable avec les aliments indigestes; le lait doux, avec les plus épicés.
On prend la viande avec les doigts; sans couteau, ni fourchette, on la déchire; pour la sauce, on se sert de cuillers de bois, et le plus souvent d’une seule qui fait le tour du plat. Le couscous se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d’en faire une boulette et de l’avaler au moyen d’un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L’usage est de prendre autour du plat, devant soi, et d’y faire chacun son trou.
E. fromentin. — Un été dans le Sahara[5].
Fromentin nous apporte ici la conviction que l’exotisme est définitivement lié au thème fondamental du voyage ; « peinture de l’étranger[6] », il repose clairement sur une dialectique même/autre qui passe par l’usage des comparaisons entre les objets et pratiques « indigènes » et occidentales. Les comparaisons « comme d’une pelle à labourer », « comme on lance une bille », passent par un référent occidental pour décrire une réalité autre. Moura insiste sur la dimension picturale manifeste de l’exotisme, faisant de la « volonté de représentation, de mise en scène » son unité générale. En effet en transformant le visible en lisible, l’écrivain dans cet extrait rejoint le peintre, il réussit même à apporter au lecteur certaines odeurs de son tableau. Le texte de Fromentin répond à ce que Moura nomme une « vocation objectiviste[7] » : l’écrivain en s’effaçant devant le tableau qu’il décrit et en cherchant l’adéquation de son énoncé à la réalité lointaine tend à apporter à sa vision exotique une dimension réaliste. Car certains termes choisis pour leur violence donnent au texte qui se veut réaliste, de manière finalement relativement subtile, sa coloration exotique : « empalés », « balafré », « arraché », « déchire ». Ils sont des marqueurs exotiques puisqu’ils participent à distancier les deux civilisations en rapprochant les pratiques « indigènes » d’une certaine barbarie, qui fascine.
A la recherche du pittoresque : toponymie et anthroponymie comme exotismes
Toponymie et anthroponymie peuvent être utilisées comme renforcements de pittoresque. Le lieu nommé, dans les manuels scolaires français de France, peut ne pas avoir de valeur informative, il est apparemment dysfonctionnel, et ainsi il ne peut prendre sens que par son exotisme même. Il « exhibe avec ostentation son altérité : son signifiant n’est là que pour ‘faire arabe’. Le désinvestissement sur le plan pratique est le corollaire d’un investissement massif ailleurs, dans la ‘couleur locale’. [Cette fois il n’est plus question d’enseigner un devoir-faire, mais] seulement de consommer les signes pour eux-mêmes, hors de toute efficience pratique[8] » et nombreux sont les exemples illustrant cette fonctionnalité. Moura[9] soutient d’ailleurs cette idée : le pittoresque des personnages souvent se résume à trois topiques, le plus superficiel mais peut-être le plus constant étant les noms et les langages des peuples lointains.
Les textes faisant référence à l’Algérie dans le manuel de lecture destinés aux écoliers français de Lucien Vasseur[10], semblent pouvoir faire l’objet d’une étude particulièrement intéressante. Dans ces textes les toponymes prolifèrent, et le pittoresque recherché se justifie de surcroît par une traversée, un parcours en avion du paysage : sorte de leçon de géographie dans le livre de lecture. En restant de ce fait lointaine, la description peut se permettre d’être relativement merveilleuse à travers le filtre de l’éloignement :
Dans un ciel très bleu, très pur, l’avion Flèche d’Azur s’envole de Tlemcen, le lendemain, vers Alger.
Peu de temps après avoir quitté Tlemcen, l’avion survole Sidi-Bel-Abbès. Les voyageurs aperçoivent cette grande ville, aux rues perpendiculaires comme celles d’une cité américaine. Autour d’elle, s’étalent d’immenses cultures de céréales, des olivettes et des vignobles. Piquant droit vers la mer, l’aéroplane se dirige sur Oran. Il survole la colline de Santa-Cruz surmontée de son vieux fort espagnol et passe au-dessus de la ville et du port. Les aviateurs aperçoivent, le long des quais, des rangées de fûts devant les entrepôts. Des vapeurs et des croiseurs sont ancrés, à l’abri dans la rade. De belles falaises rouges et grises s’étendent près des jetées. Mais bientôt le Marseille algérien, comme on appelle Oran, disparaît. La Flèche d’Azur vole parallèlement à la chaîne de l’Ouarsenis dont les pics aux dimensions colossales et aux formes étranges s’élèvent, majestueux. Ils font songer tantôt à la silhouette d’une cité féodale, tantôt aux gigantesques piliers d’une cathédrale, et leurs brèches profondes se colorent de bleu et de rose. Une forêt de cèdres aux troncs millénaires couvre les flancs de la montagne et, tout près, la méditerranée étale ses eaux d’un bleu violent[11].
Là encore, remarquons les comparaisons avec la cité féodale ou la cathédrale, elles ne sont pas anodines : on a l’impression que les descriptions ne peuvent se faire qu’en référence à ce que l’on connaît.
Ceci étant, l’absence de dénomination de l’homme ou du lieu lorsqu’il est d’Algérie (ou des colonies d’ailleurs de manière plus générale) peut aussi être caractéristique de l’exotisme. Cette absence peut marcher comme une stratégie de réification, de négation du sujet lorsqu’elle concerne l’indigène. L’indigène peut devenir ainsi objet du décor, inerte sous le regard du dominateur, et de ce fait il cesse d’être une conscience, une subjectivité menaçante, un autre « irrésorbable ».
L’absence de nom concernant le lieu permet un certain flottement géographique, spatial mais également temporel. Maingueneau, dans Les Livres d’écoles de la République[12] se livre ainsi à une interprétation d’un extrait de Fromentin, qui s’inclut dans son texte en tant que peintre, en se focalisant sur les dénominations spatiales, ou plus spécifiquement leur absence pour conclure sur la volonté de Fromentin à engager ainsi un « processus de déréalisation de l’objet Algérie », niant ainsi selon nous la dimension spatio-temporelle de l’Algérie.
[1] Edward W. SAÏD, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, préface de l’auteur, préface à l’édition française de Tzvetan Todorov, postface de l’auteur, Seuil, coll. « La couleur des idées », Paris, 2005 [1ère édition pour la traduction française, Seuil, 1980], 423 p., p. 8-9 [préface de Tzvetan Todorov]
[2] Alain CALMES, Le Roman colonial en Algérie avant 1914, L’Harmattan, Paris, 1984, 271 p.
[3] Jean-Marc MOURA, Lire l’exotisme, Dunod, Paris, 1992, 238 p.
[4] Henri MIRATON, Ch. AUGÉ, Notre Livre. Lectures pour le cours moyen des écoles nord-africaines d’Européens et d’indigènes, Avant-propos de M. Georges Hardy, recteur de l’Académie d’Alger, Paris, Delagrave, 1936, 248 p.
[5] Ibid., p. 148-149. Nous vous offrons ici une version respectant la mise en page initiale de l’extrait.
[6] Jean-Marc MOURA, op. cit., p. 4.
[7]Ibid, p.122.
[8] Dominique MAINGUENEAU, Les Livres d’écoles de la République, 1870-1914. Discours et idéologie, op. cit., p. 75.
[9] Jean-Marc MOURA, Lire l’exotisme, Dunod, Paris, 1992, 238 p.
[10] Lucien VASSEUR (directeur d’école), Enfants du XXème siècle, livre de lecture courante pour le cours moyen et supérieur, Certificat d’Études, illustrations de R.-G. Gautier, Librairie Hachette, Paris, 1935, 512 p.
[11] Ibid., p. 473.
[12] Dominique MAINGUENEAU, op. cit., p. 82 et suivantes.
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