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Dominique Rolin

Dominique Rolin, Journal amoureux

L’irrésistible désir de dévoiler une fiction

par Victoria Famin

Dès sa première nouvelle, Repas de famille, parue en 1932 dans la revue bruxelloise Le Flambeau, Dominique Rolin décide de construire son œuvre littéraire sous le signe de l’autofiction. L’auteur belge, fortement marquée par les liens étroits et souvent conflictuels qui la rapprochent de sa famille, ne cesse de se mettre elle-même en scène, devenant ainsi la narratrice et la protagoniste de ses romans. Son écriture n’a pourtant rien de la banale exhibition narcissique. Au contraire, dans ses textes elle met en place un dispositif complexe de codification des références qui concernent les personnages et les lieux importants de sa vie. Les initiales des noms propres lui permettent souvent d’évoquer les différents membres de sa famille et les villes qu’elle a parcourues entre la France et la Belgique natale.

Parmi les figures qui défilent dans l’œuvre de Dominique Rolin, Jim occupe une place centrale. Jeune homme que la narratrice aurait rencontré après la mort de son mari, il incarne la figure de l’amant, du compagnon passionné et du complice. Alors que la plupart des personnages cités dans l’œuvre de cette auteur belge peuvent être identifiés, après une opération plus ou moins simple de décodification, Jim reste énigmatique et ce jusqu’à la parution en 2000 de Journal amoureux. En effet, la publication de ce bref roman chez Gallimard est suivie d’une série d’entretiens dans lesquels Dominique Rolin décide de révéler l’identité de Jim, qui n’est autre que l’écrivain Philippe Sollers.

Journal amoureux est le récit d’un amour passionnel entre la narratrice, toujours très proche de Dominique Rolin, et le jeune écrivain qui n’avait alors que vingt-deux ans.  Ce texte multiple propose au lecteur l’histoire d’un amour codé, semé de nombreux indices qui fonctionnent comme des clins d’œil pour ceux qui tentent de reconstruire les parcours d’écrivains de ces deux amoureux. L’auteur n’y abandonne pas le travail d’introspection qui caractérise l’ensemble de son œuvre, ce qui permet non seulement de retrouver la narratrice de ses romans précédents mais également de lire le rapport qu’il peut y avoir entre l’expérience amoureuse et l’autoanalyse.

Journal d’un amour codé

Le Journal amoureux est inauguré par la rencontre de la narratrice avec Jim, lors d’un déjeuner organisé par un éditeur parisien. C’est à cette occasion que la narratrice fait la connaissance du jeune écrivain et ainsi commence la relation passionnelle qui les lie. Bien que ce personnage soit déjà évoqué dans des textes antérieurs, ce roman retrace l’évolution du couple et met en relief les aspects les plus complexes de leurs rapports.

La différence d’âge dans le couple, elle a quarante-cinq ans alors que lui n’en a que vingt-deux, n’est pas l’inconvénient majeur dans cette liaison amoureuse. C’est la liberté insolente du personnage masculin qui attire inéluctablement la narratrice, tout en entraînant des souffrances profondes :

Je suis naïve au point de ne pas y voir très clair dans ce problème, je suis bornée de naissance et par éducation. La jalousie me ronge, et je souffre mille morts. Jim est un dieu de la liberté, donc du libertinage. Les deux mots se confondent. Il est avide. Il est gourmand. Il se conduit comme une sorte d’elfe au sang joyeux. Rien ne l’arrête. Je l’interroge. Il a le génie du silence. Je pleure, je tremble, j’essaie de le coincer. Je ne saurai rien, rien, il restera le maître du jeu[1].

Ces allusions à une liberté sexuelle et à une joie de vivre exacerbées rappellent pour le lecteur attentif le premier roman de Philippe Sollers, Une curieuse solitude, publié en 1958 aux éditions du Seuil, dans lequel il raconte les aventures amoureuses d’un jeune garçon avec une domestique espagnole. Mais la narratrice de Journal amoureux voit dans ce comportement une source d’angoisse et de jalousie qui vont marquer l’histoire du couple.

Les amants vont ainsi vivre leur passion en parallèle avec leur travail d’écriture, qui est évoqué comme un fil conducteur dans le roman :

Ce matin il pleut à verse. Dans la chambre aux trois fenêtres, Jim et moi travaillerons en nous tournant le dos, chacun rivé à sa table, à son paysage.

J’écris sans lever la tête.

Jim se lève, va dans la salle de bains. Jim vient se rasseoir.

J’écris.

Jim tousse, décroise ou croise ses longues jambes, s’allume une cigarette, remue ses papiers, sa chaise grince.

J’écris.

J’entends seulement les frissons de ce léger orchestre dont il est le chef à la fois distrait et fou d’attention.

Plus tard, il murmure sans quitter du regard son cahier : « Je t’aime[2] ».

Journal amoureux n’est pas simplement l’histoire d’amour d’un couple qui défie les conventions sociales. Il s’agit surtout du récit d’une double écriture qui relie la passion amoureuse au travail littéraire. Jim et la narratrice écrivent de synchroniquement deux textes qui semblent être inspirés pas un même sentiment de bonheur et de plénitude. Cette situation rappelle inévitablement le contexte de parution, cinquante ans plus tard, de Journal amoureux  de Dominique Rolin et de Passion fixe de Philippe Sollers, roman publié lui aussi en 2000 chez Gallimard, dans lequel l’écrivain révèle son histoire d’amour avec Dominique Rolin. En effet, cette double publication semble avoir été guidée par la volonté de lever le voile sur cette relation secrète, ce qui permettra de redonner un sens à ce personnage de Jim :

Fin septembre 1958, peu après la publication d’Artemis, Paul Flamand, le directeur des Editions du Seuil, invite Dominique Rolin à une réception amicale. Elle y fait la connaissance d’un écrivain de vingt-deux ans dont un premier roman vient de paraître […]. Il s’agit, bien entendu, de Philippe Sollers […]. Une passion, un amour aussi singulier que durable, prend naissance en ce début d’automne. Il a fait l’objet, déjà, de commentaires, d’allusions […]. Dominique Rolin ne cessera pas d’évoquer l’écrivain et l’homme aimé, d’abord à travers un jeu de pronoms personnels (« tu », « il ») et d’une initiale (« T. ») ; ensuite, à partir de L’infini chez soi (1980), en lui donnant le prénom de « Jim » en hommage à James Joyce, dont l’œuvre aura un impact sur l’évolution de Sollers[3].

Cette double publication en 2000 pourrait être vue comme le fruit du hasard, qui aurait obligé les écrivains à avouer une réalité longtemps dissimulée. Or, il s’agit d’un projet concerté ou, au moins accordé entre les deux auteurs :
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