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Makhily Gassama (dir.), 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique?

« Uhuru, Uhuru[1] ? »

par Virginie Brinker

 2010 est l’année du cinquantenaire de l’indépendance de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. À cette occasion, Makhily Gassima a rassemblé dans cet ouvrage collectif de 634 pages[2] les articles de 28 auteurs différents s’interrogeant sur le sens de cette indépendance. Comme le mentionne l’avant-propos, « dans 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique ?[3], il s’agit de réflexions fortement personnelles, analytiques et critiques », « une trentaine d’intellectuels d’Afrique et de la diaspora se prononcent librement, chacun à sa manière, sous l’angle de son choix, sur le bilan de ces cinquante années de liberté réelle ou illusoire, de construction ou de déconstruction, voire de destruction du continent[4] ». Notons que cinq articles sont plus spécifiquement consacrés aux cas de pays particuliers tels la Côte d’Ivoire[5], le Sénégal, les Comores, le Botswana et la Guinée-Bissau, les autres articles recoupant des réflexions d’ordre à la fois politique, économique, historique et éthique plus générales. Les différentes contributions sont ainsi présentées dans l’ordre alphabétique des auteurs – l’objectif de l’ouvrage étant de susciter des débats en Afrique et au-delà. Dans ce compte-rendu, nous tenterons de rendre compte de la richesse de l’ouvrage par un recoupement plus thématique des articles, sans prétendre à l’exhaustivité.

Les Illusions perdues[6]

            « Nous avions longtemps rêvé des soleils des Indépendances. Lorsque ceux-ci se sont levés, nous avons fermé les yeux tant la lumière nous éblouissait. En les rouvrant, nous avons vu des États ressemblant à des ombres mouvantes gouvernées par des ogres dont l’appétit croissait au rythme de nos angoisses…[7] », cette phrase d’Alain Mabanckou suffit à retranscrire le sentiment de désillusion expliqué notamment dans l’article de Jean-Claude Kangomba sur l’indépendance du Congo (RDC), intitulé « Mémoire de la violence et impasse congolaise ». L’auteur y dresse notamment le tableau du triple septennat de l’ère Mobutu et de l’africanisation factice de la culture par le régime, qui change le nom du pays, de la monnaie, et prône l’abacost[8] : « En habile politicien qu’il est, Mobutu lance le « recours à l’authenticité », invitant les Zaïrois à retrouver leurs valeurs traditionnelles, non sans arrière-pensées évidentes (…), dans un  désir aussi bien d’émancipation vis-à-vis de la tutelle [du colonisateur] que de récupération de sa position dominante au profit du nouveau pouvoir en place. Ce pouvoir se voulait d’emblée aussi fort et aussi respecté que le pouvoir colonial[9] ». La « caporalisation musclée des systèmes politiques[10] » et d’autres dictateurs sont également épinglés au fil des pages de l’ouvrage tels Idi Amin Dada ou Jean-Bedel Bokassa. Dans une perspective plus contemporaine, Abdou Latif Coulibaly étudie quant à lui le phénomène de la corruption et analyse ce qu’il nomme, à la suite de Justin Mbaya Kankwenda, les « prédatocraties », c’est-à-dire le système de prédation fondé, selon ses termes, sur l’ « extorsion de valeurs matérielles, le pillage de ressources financières, naturelles, matérielles et humaines » et sur une « mise au pas des populations sur le plan politique, social, économique et culturel[11] » ; un système institutionnalisé sur lequel reposent depuis leur accession à la souveraineté, un certain nombre d’États africains.

         Par ailleurs, les auteurs rappellent aussi l’ « extraversion » économique de nombreux pays africains qui fait que « les richesses agricoles et forestières, minières et pétrolières, sont partout exploitées et systématiquement exportées[12] », ce qui ne peut que creuser les écarts entre les pays du Nord et du Sud. Yash Tandon rapporte en effet dans son article « Le XXIe siècle sera un siècle de l’Afrique » que « vingt pays africains ont aujourd’hui un revenu par tête d’habitant inférieur à celui qui était le leur il y a vingt ans [et que d]eux tiers des Pays les moins avancés (PMA) se trouvent en Afrique[13] ». Tissant les liens entre économie et politique, certains auteurs ne manquent pas de s’insurger alors contre la « Françafrique », notamment Eugenio Nkongo Ondo qui explore les relations troubles, y compris très récentes, entre le gouvernement français et les hommes politiques africains, tels Ali Bongo au Gabon ou Faure Gnassingbé au Togo[14], ou encore Makhily Gassama qui fustige dans l’avant-propos « la Françafrique, avec ses réseaux de politiciens affairistes de part et d’autre des mers et des océans – la Françafrique qui n’est pas la France mais qui abuse de ses forces institutionnelles-, [et qui] se permet, pendant un demi-siècle, de gouverner politiquement, économiquement, voire militairement nos États avec la complicité de notre classe politique soumise et domptée[15]. »

Contre l’Afro-pessimisme

         Toutefois certains auteurs, à l’instar de Spero Stanislas Adotevi, refusent d’énumérer les plaies de l’Afrique, « je laisse ce travail à ceux qui en font métier et qui ne manquent jamais une occasion de les égrener… ad nauseam[16] », écrit-il. F. Abiola Irele s’inscrit quant à lui en faux contre l’ « afro-pessimisme », « un mot [universitaire] à la mode apparu en France corrélé aux travaux de Jean-François Bayart », à relier au « point de vue irrémédiablement sombre sur l’Afrique, à présent perçue comme un continent sans avenir, écartelé (…) par les démons inséparables de l’instabilité politique et du dénouement économique », développé à l’heure actuelle, selon l’auteur, par un bon nombre d’intellectuels et chercheurs, notamment occidentaux.

        C’est que, comme le pointe à juste titre Jacques Nanema, la reconnaissance de soi est un besoin vital, et la non-reconnaissance peut jouer un rôle dans l’explication de la situation actuelle de l’Afrique :

Le sous-développement de l’Afrique est un problème complexe dont les causes sont à la fois extérieures et intérieures au continent, d’ordre à la fois sociopolitique, économique, technique. Jusqu’à présent les grandes tendances dans l’intelligence de cette situation préoccupante ont négligé ou minimisé le moral des victimes du sous-développement, la vision qu’elles ont d’elles-mêmes, celle que les autres ont d’elles ou qu’elles attendent des autres[17].

Selon l’auteur, il convient ainsi de sortir au plus tôt du « désarroi identitaire » et de la « négrophobie » qui n’est pas qu’ « haine, peur et mépris du Noir par le Blanc », mais qui « engage finalement la responsabilité même de l’homme noir aussi bien par rapport à une dérive masochiste suicidaire que par rapport à la possibilité d’en sortir pour se réconcilier avec soi-même et avec l’autre, trop souvent présenté comme un bouc émissaire tout désigné[18] ».

Pour une « décolonisation de la conscience[19] »

       Luttant contre les préjugés et stéréotypes dont on affuble les Africains, Musanji Ngalasso-Mwatha rappelle dans « L’Hypothèque culturelle », qu’il est urgent de « refuser le suicide culturel collectif[20] ». Il étudie ainsi particulièrement le phénomène de « glottophagie » qui fait que les langues internationales se développent et prospèrent au détriment des langues nationales. En effet, alors que l’Afrique compte environ deux mille langues autochtones auxquelles s’ajoutent les langues héritées de la colonisation, l’auteur indique que dans cent ans près de la moitié des langues parlées dans le monde auront disparu, et parmi elles un grand nombre de langues africaines[21]. Il en appelle donc à la nécessaire sauvegarde d’un patrimoine linguistique et culturel dont l’avenir est hypothéqué.

     D’autres auteurs plaident en faveur d’une meilleure reconnaissance des réalités africaines, nécessaires pour fonder selon eux, un futur plus prospère. Djibril Tamsir Niane, le célèbre auteur de Soundjiata ou l’épopée mandingue[22], nous enjoint à cesser toute diabolisation de l’ethnie, ethnies auxquelles il faudrait reconnaître selon lui « la qualité et le statut de peuple, de nation, porteuses qu’elles sont d’une culture, d’une histoire[23] », tandis que Martial Ze Belinga dresse l’inventaire des paradigmes et cosmogonies africains, autant de « trésors enfouis », qui devraient selon lui « préformer les institutions modernes dans lesquelles les populations trouveraient une nature et une classe d’harmonie existentielle supérieures[24] », telles les codes éthiques des peuples que sont l’Ubuntu en Afrique du Sud, le Xeer Issa des Somali, ou encore la palabre comme juridiction de la parole, largement partagée.

Oser inventer l’avenir[25]

     Comme le pointe Olivette Otele[26], l’heure du bilan n’a pas sonné. Tout est encore à construire, et l’Afrique, comme les Antilles, doivent se donner les moyens de la « reformulation imaginante » de leurs valeurs et symboles, prônée par Patrick Chamoiseau dans son article « Déclaration d’interdépendance » :

Il nous faut revenir à la vie, à la souplesse, à l’adaptabilité, à l’ouverture, à des principes supérieurs de redéfinition et de réorganisation qui soient compatibles avec nos possibles (…). Il nous faut une reformulation imaginante qui passe par l’identification des valeurs que l’on partage, des symboles auxquels on tient, des hautes intensités de décence dont on ne saurait se départir. C’est avec cela que les juristes « fabricants de statuts » se mettront au travail[27].

Or, cette indépendance ne peut se concevoir pour l’auteur qu’en nommant le lien, en créant du lien, en allant au bouillonnement de ce qui relie, rallie, relaye, relate, selon la formule de Glissant. « Woulo à l’interdépendance ! : interdépendance avec la Caraïbe, interdépendance avec les Amériques, avec la France, avec l’Europe, avec l’Afrique, avec le monde… », s’exclame Patrick Chamoiseau, car « l’interdépendance seule crée des partenaires véritables (…) écarte les esclaves, les dominés, les assistés, les pseudo-pouvoirs. Elle ouvre une idée de liberté qui est indissociable du respect de l’équité, du vivre-ensemble dans la diversité, l’échange solidaire et la décence commune…[28] ».

Dans la droite ligne de cette réflexion, selon Jacques Nanema,

Le défi qui s’impose à l’Afrique du XXIe siècle est non la régression obsessionnelle vers un modèle ancestral idyllique, mais la réussite, autant que faire se peut, d’une synthèse dynamique entre ce qu’elle a véritablement été dans un passé trop tôt éclipsé par le soleil brûlant jusqu’à l’incandescence de la domination étrangère, et l’expérience multiforme de l’Europe et des autres civilisations avec lesquelles elle doit apprendre à construire un monde de liberté dans la coresponsabilité[29]

Ce qu’elle ne pourra faire, selon lui, qu’en évitant les pièges du « développement par mimétisme, assistance/perfusion » d’une part, et du « développement par repli sur soi » d’autre part[30].

Le défi peut sembler difficile à relever, mais comme le disaient Konrad Lorenz et Karl Popper dans L’Avenir est ouvert[31], « Essayez de voir le monde pour ce qu’on peut réellement penser qu’il est, un endroit merveilleux que nous pouvons encore embellir et cultiver comme un jardin. Et essayez ce faisant de conserver la modestie du vieux jardinier qui sait d’expérience que nombre de ses essais échoueront ».


[1] Terme du kiswahili signifiant « indépendance ».

[2] Compte tenu de la grande richesse et densité de l’ouvrage, un nombre important de citations étayeront cet article.

[3] Makhily Gassama (dir.), 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique ?, Philippe Rey, 2010.

[4] Makhily Gassama, « Avant-Propos », ibid., p. 10.

[5] Tanella Boni analyse en effet dans « Des Jeunes en quête d’avenir » le système scolaire ivoirien depuis l’indépendance.

[6] Titre emprunté (après Balzac ) à Tanella Boni dans son article « Des Jeunes en quête d’avenir », ibid., p. 60.

[7] Alain Mabanckou, « Les Soleils de ces indépendances », ibid., p. 284.

[8] Abréviation de « À bas les costumes ». Tenue imitée de la veste « officielle » nord-coréenne et du col Mao.

[9] Jean-Claude Kangomba, « Mémoire de la violence et impasse congolaise », ibid., p. 274.

[10] Expression empruntée à Lye M. Yoka, dans son article « Indépendances et politiques culturelles africaines », ibid., p. 593.

[11] Abdou Latif Coulibaly, « L’Hypothèque de la Gouvernance », ibid., p. 103.

[12] Musanji Ngalasso-Mwatha, « Un demi-siècle d’indépendance : l’hypothèque culturelle », ibid., p. 376.

[13] Ibid., p. 532.

[14] Eugénio Nkongo Ondo, « De l’axiome du consciencisme », ibid., p. 442 et sqq.

[15] Makhily Gassama, ibid., p. 12.

[16] Spero Stanislas Adotevi, « L’Avenir du futur africain », ibid., p. 22.

[17] Jacques Nanema, « L’Afrique entre négrophobie et développement : du désarroi identitaire à la renaissance », ibid., p. 331.

[18] Ibid., p. 335.

[19] Dans son article, Alain Mabanckou écrit : « Si sur le papier nos nations ont été décolonisées, la « colonisation de la conscience », sans doute la plus dévastatrice, ronge chaque individu », ibid., p. 287.

[20] Ibid., p. 398.

[21] Ibid., p. 394.

[22] Présence africaine, 1960.

[23] Djibril Tamsir Niane, « Illusions et Défis », Ibid., p. 417.

[24] Martial Ze Belinga, « In-dépendances : libres de nuire, interdits de servir », ibid., p. 623-624.

[25] L’expression est empruntée à Eugenio Nkogo Ondo, ibid., p. 445.

[26] Olivette Otele, « Dépendance, Pouvoir et Identité, ou les Ambiguïtés de la « Camerounicité » », ibid., p. 468.

[27] Patrick Chamoiseau, « Déclaration d’interdépendance », p. 91.

[28] Ibid., p. 93.

[29] Jacques Nanema, « L’Afrique entre négrophobie et développement : du désarroi identitaire à la renaissance », ibid., p. 356.

[30] Ibid., p. 357.

[31] Cité par Makhily Gassama dans « Un demi-siècle d’aventure ambiguë », ibid., p. 160.

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