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Dossiers auteurs, Salim Bachi

Salim Bachi, Amours et aventures de Sindbad le Marin

 Sindbad et les Mille et une Mères Suppléantes

par Ali Chibani

 

Salim-Bachi-SindbadDans son dernier roman, sélectionné pour le prix Renaudot, Salim Bachi donne l’image d’un auteur féru de littérature. Amours et aventures de Sindbad le Marin[1] étale un savoir littéraire d’une grande ampleur, allant de l’Afrique du Nord à l’Orient, en passant par l’Europe ; un étalage qui tend à donner à Sindbad et, à travers ce personnage principal, à l’auteur même, l’autorité qu’ils quêtent dans cette œuvre structurée à la manière d’un roman familial. Salim Bachi s’implique personnellement dans un ouvrage qui éteint symboliquement la puissance de la figure paternelle avant de la libérer, tout en restaurant la figure maternelle.

Comme l’indique le titre, l’histoire du roman s’inspire principalement du conte éponyme « Sindbad le Marin » des Mille et une nuits. Mais l’auteur algérien fait vivre à son personnage des aventures plus adaptées aux réalités modernes. Ainsi, Sindbad n’est plus un marchand mais un « buiznessman » qui a commencé son périple en tant qu’émigré clandestin après que son père a été assassiné dans une période qui évoque la terreur des années 90. Avec un groupe de harragas, il monte sur une barque et gagne les rives de l’Italie où il va connaître moult aventures : « J’embarquai donc à bord d’une barque de pêcheur avec une vingtaine d’autres personnes à la conquête de l’Europe où je pensais faire fortune puis revenir parmi les miens vivre sur le même train qu’auparavant. » (p. 57). Mais au lieu d’affronter une baleine ou des pygmées cannibales, il passe inlassablement d’une conquête féminine à l’autre. Des dangers, le Sindbad des temps modernes en court aussi. À titre d’exemple, il est poursuivi par Carlo Moro, parrain d’un groupe mafieux italien et mari de Vitalia, « pucelle aux courbes généreuses… » (p. 64), qui s’est éprise du jeune voyageur. Pour son dernier roman, Salim Bachi ne s’est pas inspiré uniquement des Mille et une nuits. C’est ce qu’indique la page de « remerciements » où l’on peut lire : « Ce livre comporte un conte véritable de Sindbad le Marin, ou Sindbad de la Mer, traduit par Jamel Eddine Bencheikh et disponible dans la Pléiade. Il est aussi souvent question de Leonardo Sciasia et de ses Heures d’Espagne […]. Merci à Rainer Maria Rilke et à ses Carnets de Malte Laurids Brigge… » L’auteur assume par ailleurs sa filiation littéraire algérienne et se met du côté des auteurs engagés contre le système politique :

… nous sommes très fiers de compter dans nos rangs des lettrés tortionnaires. Il ne faut pas confondre la plume et les fers rougis, le feu sacré et la fée Électricité ; le bain de jouvence nécessaire à l’art et la baignoire de triste mémoire. Je ne me suis jamais emmêlé les pinceaux, moi[2]. (p. 82)

Parmi les auteurs célébrés, on peut reconnaître Kateb Yacine dont le roman Nedjma a pour héroïne une bâtarde. Salim Bachi retravaille aussi la parabole biblique et coranique des Sept Dormants d’Éphèse dont le dernier à se réveiller devra écouter l’histoire d’un Sindbad se comparant à Ulysse et qui a, parmi ses multiples doubles, un Sénégalais prénommé Robinson.

La peur de la castration

Amours et aventures de Sindbad le Marin s’ouvre sur l’arrivée à Carthago du septième Dormant accompagné par son chien qui le nomme « Ooouroughari ». Le réveil du dernier des Dormants annonce le moment où « la prophétie » doit se réaliser. Lalla Fatima, grand-mère de Sindbad et métaphore de l’Origine du monde, s’écrie à l’adresse du Dormant : « Tu es là pour le Jugement. Mon père m’en parlait souvent. Il disait : “Le Jour où chaque homme trouvera présent devant lui ce qu’il aura fait de mal, il souhaitera qu’un long intervalle le sépare de ce Jour”. » (p. 54) Le septième Dormant incarne la tyrannie de la figure paternelle. Son absence satisfait le désir œdipien de Sindbad qui a pu rester momentanément seul avec Lalla Fatima. Quant à « Chien », il n’est autre que la symbolisation de la phobie de la castration du narrateur qui le regarde. L’animal fait partie des « gardiens de l’enfer », veille au respect du tabou transgénérationnel qui frappe l’inceste et se tient prêt à avaler les contrevenants qui menaceraient de prendre la place du père.

            Le Dormant n’est pas seul à représenter la figure paternelle. Celui-ci étant absent, le narrateur, comme par paranoïa, retrouve des équivalents du Père partout. On peut citer parmi eux le Démiurge. SalimBachi désigne de cette façon une Volonté transcendante qui pourrait donner un sens à l’Histoire. Cette Volonté aurait le pouvoir de faire et de défaire le monde à sa guise. On dirait une Puissance facétieuse qui modèle l’Histoire selon ses envies de rire : « Thamara avait peut-être raison : un Démiurge se gaussait de l’humanité en la faisant périr dans les flammes d’un faux Éden, et le Dieu créateur, infini et lointain, assistait impuissant à ce magma de violences, de meurtres, de fureurs génocidaires, en se roulant les pouces comme un vieillard débile. » (p. 242). Comme l’indique cet extrait, ce roman ne démissionne pas des préoccupations collectives. L’itinéraire du voyageur vers la réconciliation avec lui-même et avec le père fait passer Sindbad par maintes violences historiques qu’il dénonce sans ambages.

            L’Histoire est en effet omni-présente dans le dernier roman de Salim Bachi et elle produit une pléthore de mauvais pères symboliques. Elle se manifeste parfois de manière allégorique ou satirique. C’est le cas par exemple quand l’auteur parle du dirigeant algérien, Abdelaziz Bouteflika, qu’il nomme « Chafouin Ier ». L’auteur cite aussi la vie politique française et analyse à sa manière les tristement célèbres discours xénophobes de Nicolas Sarkozy. Tout au long de son périple, Sindbad rencontre des « sans-papiers », des travailleurs en noir, des littérateurs mégalomanes, des mafieux… Ainsi, les orientations des Amours et aventures de Sindbad le Marin sont psychanalytiques mais aussi sociologiques. La diversité des points de vue adoptés par l’auteur reflète le morcellement d’un Moi qui cherche à retrouver son unité en libérant sa parole.

            Le rapprochement de la figure paternelle de la tyrannie de l’Histoire comme fait d’une puissance transcendante reflète l’obsession de l’impuissance qui caractérise le narrateur incapable de surmonter les interdits établis et protégés par la Toute-Puissance du Père. L’absence du père et le sommeil du Dormant ont tout de même ouvert une brèche et rendu possible le contact du fils avec la mère. Néanmoins, cela ne s’est pas fait sans dégâts. En effet, ce rapport s’est avéré radicalement destructeur de la cellule familiale symbolisée par la patrie puisque la relation mère-fils s’exprime à travers un attentat qui a secoué Carthago et à travers les forces armées qui ont ruiné le pays. Ce contact, le Dormant le juge avec sévérité, notamment en laissant son chien dévorer un chauffeur de taxi qui a avoué avoir collaboré avec les services militaires contre la population. « Ooouroughari » agit aussi comme le miroir qui donne à regarder l’image de l’homme dans toute sa cruauté. Tel est le fonctionnement des scènes dialogiques où le Dormant, qui s’étonne de la tournure prise par les événements historiques, questionne et contraint ses interlocuteurs à dire la vérité sur leur devenir. C’est par exemple le cas dans cette scène où il demande aux douaniers du port de Carthago :

 

–          Les enfants fabriquent des radeaux ?

–          Oui, monsieur du Néant… Des gamins… des armateurs. Avec leurs mains, quelques planches, des pneus, ils bâtissent des naufrages ! De grands échouages, de belles morts en mer sous la surveillance des garde-côtes espagnols, italiens ou maltais. (p. 21).

 

De la sorte, la violence n’est pas que celle du père à l’encontre du fils mais aussi celle du fils à l’égard du père qui n’a plus les clés nécessaires pour la lecture de l’actualité et dont l’horizon d’attente est sérieusement atteint.

            L’auteur va initier plusieurs tentatives de résorption de la peau narcissique déchirée en se réconciliant de manière discontinue avec le père. Alors que Sindbad séjourne à la villa Médicis à Rome, le fantôme d’Ingres vient à sa rencontre pour lui raconter les aventures de son double des Milles et une nuits, et lui offrir le temps d’un conte le plaisir de la réunion du Moi et de l’Autre (p. 134). La totalité du Moi, Sindbad cherchera à l’atteindre surtout à travers le corps féminin comme espace d’exercice de la liberté et de la violence. Le corps de la femme, c’est aussi l’espace aimé ou déchiré de Carthago.

De la mère suppléante au fantasme de l’auto-engendrement

 

            Carthago, c’est le nouveau nom donné à Alger, ville de naissance de Salim Bachi, par les habitants d’un pays qui a eu le temps de connaître une deuxième colonisation française. L’effacement du nom de la capitale algérienne et son remplacement par Carthago illustre deux tendances du texte. La première veut effacer le nom de la mère et le réinventer pour le rendre plus proche de l’enfant et de ses désirs qui sont ainsi compensés. On est déjà installé dans le plaisir textuel comme satisfaction d’un plaisir narcissique. Cet effacement du nom permet aussi la réalisation d’un autre phantasme : le retour au ventre maternel. Ainsi, Carthago nous fait penser à Carthage, une sorte d’arrière-mémoire collective, d’idéal commun révolu, néanmoins fondateur et devenu mythique. Toutefois, cette relation compensatrice est menacée de destruction – une destruction radicale que les autres considèrent comme nécessaire à leur survie – car « Carthago » nous rappelle aussi cette sentence en latin qui a conduit à la Troisième Guerre Punique : « Delenda Carthago » (Il faut détruire Carthage).

            La dissolution identitaire du « Je » trouve son expression dans ce changement du nom mais aussi dans la dilution des références spatio-temporelles. Le Dormant nous fait penser à Balthazar Bodule Jules, le personnage principal de Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau et à Rien dans L’Étonnant Voyage de Rien d’Antonine Maillet. Ces deux personnages ont vécu toutes les époques et toutes les guerres. La similitude de l’expérience fondatrice (la violence) de chaque période historique affecte la perception du temps comme flux[3]. Le texte reste alors figé dans le même point d’interrogation qui peut ouvrir sur l’impossibilité d’une réponse ou sur la possibilité de toutes les réponses :

Le Dormant songeait au temps où il les [Che Guevara, Ben M’Hidi, Abdelkader] côtoyait et partageait leurs rêves. Les songes défunts perdurent dans l’esprit des vivants. S’était-il endormi hier après l’arrestation de Ben M’Hidi, ou avant-hier après la capture de l’émir Abdelkader ? Était-il parti en exil à Damas pour finir ses jours avec le vieux sage à la mosquée des Omeyades ? Il était peut-être mort en Bolivie, prisonnier de la jungle, abandonné sur le chemin des révolutions ? Ou plus loin encore, il lavait les pieds de Jugurtha, baisait ceux de Jésus, accompagnait le Prophète dans son hégire ? Il pouvait être juif, romain ou berbère ; marcher avec les Arabes le long des caravanes ; traverser l’Atlantique à bord d’un bateau négrier ; périr dans des mines d’argent au Mexique… (p. 32-33)

Ce lieu de l’invraisemblable offre une grande potentialité d’invention tant il est rempli de pères suppléants qui nous apprennent que l’utopie peut se faire avec ou contre l’Histoire : « Le Dormant et Sindbad longeaient le boulevard Che Guevara… » (p. 37). Contrairement à ce boulevard, il est des endroits qui restent hermétiques à la fantasmagorie. D’après l’auteur qui, par ailleurs, cherche la dissolution de la mémoire, nous devons rester attentifs à la mémoire des lieux qui content des histoires dans l’Histoire :

[…] Un peu comme Venise et son pont des Soupirs où s’embrassaient les imbéciles en ignorant que la passerelle servait à emmener les prisonniers aux plombs, voilà pour les soupirs. Pareil pour Paris. Un champ de ruines où l’on avait massacré femmes et enfants en 1871 ; la Seine, une fosse commune où l’on avait jeté des Algériens en 1961 ; le Lutetia, quartier général de la Gestapo et lieu d’arrivée des rescapés des camps. Une ville romantique. (p. 218).

La dissolution spatio-temporelle n’est qu’une autre manière d’écrire ou de réécrire la dissolution du « Je » masculin dans l’altérité féminine. Sindbad est un grand conquérant. Ses îles, ses trésors, ce sont les femmes. À son arrivée en Italie, il jette son dévolu sur Vitalia qui doit, en quelque sorte, suppléer la figure maternelle pour reconstituer le paradis mythique de la totalité du Moi. Mais celui qu’il croyait être le père de la jeune fille et qui, en fait, est son mari, empêche la sérénité de cette relation et finit par tuer Vitalia[4]. Carlo Moro agit ici en figure paternelle vengeresse. Il peut être perçu comme l’incarnation à la fois du Dormant et de son chien. Toutefois, bien avant ce meurtre, Sindbad dit : « J’avais gagné en flegme, je ne croyais plus en rien, même Vitalia ne me manquait plus. J’étais perdu pour l’amour, je consommais les femmes comme d’autres une pâtisserie. » (p. 218). La désillusion, l’impossibilité de gagner l’île rêvée d’un Moi total va transfigurer l’acte d’amour en acte de violence : « … elle poussait alors de sa voix profonde et rauque une sorte de chant pendant que se déversait dans ma gorge le flot salé des abysses et l’amour et la mort et le temps abolis sur mon visage rivé entre les cuisses d’une femme brûlée de désir. » (p. 66). La violence de l’amour, c’est aussi celle du langage cru employé par Sindbad pour décrire par le menu détail ses ébats avec toutes ses conquêtes dans lesquelles il se dissout et se régénère et sur lesquelles il exerce sa tyrannie.

            Derrière le remplacement de la figure maternelle et la profusion des références aux liquides dans les relations sexuelles, le lecteur décèle l’expression d’un autre phantasme qui est l’auto-engendrement. Sindbad ne veut être redevable à personne pour sa naissance et son histoire sur laquelle il a l’autorité absolue :

 

Moi, je suis un homme neuf dans un pays neuf. On me dit que la ville s’appelait jadis Alger et qu’elle s’appelle à présent Carthago. Donc, pour moi, c’est Carthago… On me dit que c’est mieux qu’avant, je suis d’accord avec ceux qui le claironnent. Ce sont eux qui ont raison, ils ont toujours eu raison… (p. 17).

La réalisation du fantasme de l’auto-engendrement a une double répercussion dans le texte. La première consiste dans l’émergence d’une nouvelle puissance après la libération de la partie féminine du « Je » qui est réunie avec sa partie masculine : « On fit d’ailleurs venir un médecin qui diagnostiqua une petite toux, due sans doute à l’exposition d’une âme simple et féminine à la complexité d’une cité millénaire. Lorsque je fus remis, j’arpentai à nouveau les ruelles de la ville. » (p. 232).Cette évolution de l’Autre à l’« autre en moi » qui fait du narrateur le contenant des tensions historiques nous amène à la seconde empreinte de l’auto-engendrement qui est l’implication de l’auteur lui-même dans son œuvre où il se confond volontairement avec un être tyrannique et fantasmatique qui imite ainsi les comportements castrateurs du père : « Le Boulouk-Bachi capturait l’innocente Mazarine, la jetait à terre, la traînait par les cheveux sur un tapis qu’elle avait déplié au préalable ; il lui arrachait ensuite ses effets pendant qu’elle se débattait comme une furie et ruait en tous sens, ce qui me causait contusions et tours de reins. » (p. 188). Nous pouvons relever d’autres références autobiographiques comme la résidence de Sindbad à la villa Médicis où Salim Bachi a séjourné en 2005, Alger comme ville natale du « Je » auteur et du « Je » narrateur… L’intrusion des faits autobiographiques est toujours accompagnée par une mise en scène du « Je » qui se projette dans l’univers de l’altérité utopique. C’est le cas dans cette parabase où, suite à un éclatement identitaire, l’auteur usurpe la place du lecteur pour se découvrir à la troisième personne du singulier et pour voir, avec des yeux étrangers, son propre produit :

Il n’empêche, je me plaisais à la villa Médicis. Giovanna m’avait installé dans le pavillon de cet écrivain en cavale dont on ne prononçait plus le nom sous peine d’excommunication : Saint-Pierre était à vol d’oiseau. Le scribouillard avait abandonné ses livres, ses affaires et un manuscrit inachevé : Les nouveaux voyages de Sindbad. Il s’agissait des nouvelles aventures du célèbre marin. Un roman étrange où les péripéties de Sindbad étaient charnelles. L’homme passait de femme en femme pour mon plus grand plaisir. Du coup, je ne lâchai pas le livre avant de l’avoir fini. C’était une sensation étrange de se rencontrer dans un roman, de voir son double agir à sa place et se comporter comme un vaurien. Mais n’était-ce pas la raison d’être de la littérature : nous tendre un miroir voyou ? Voilà pourquoi les écrivains étaient détestés de leurs contemporains, je parle des véritables écrivains. (p. 82).

Dans ce passage où Sindbad se révèle être la part (peut-être) cachée ou redoutée de l’auteur, on saisit la fonction de la mère suppléante à travers la figure de Giovanna, en l’occurrence celle de mère protectrice. En lui assurant une place à la villa Médicis, Giovanna montre qu’elle se soucie du devenir de Sindbad et de son bien-être dans le monde.

            Quand Sindbad lit sa propre histoire, il atteint ce stade où la figure maternelle est suppléée par la Littérature. Tout l’itinéraire de Sindbad tend vers cet objectif où le Verbe devient la matrice et l’enfant, le Moi et l’autre, satisfaisant de la sorte des désirs protéiformes régis par les tumultes de l’Histoire : « La véritable chance du Marin, son unique trésor, était sa capacité à se réinventer à travers les femmes et les voyages. » (p. 149). Le Verbe constitue aussi une coquille solide pour le Moi qui se protège de la tyrannie castratrice du père. Pour cette raison, Sindbad, comme Shéhérazade, fait le long récit de ses amours et de ses aventures au Dormant pour éteindre ses forces : « Sindbad avait fini de conter ses aventures, et il sentait bien que son invité était fatigué. Il se retira donc sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller l’étrange et peu amène Chien. »

            Après que Sindbad a ralenti le Dormant dans la réalisation de son projet inconscient, c’est Lalla Fatima qui va détourner ce revenant de sa mission meurtrière. La vieille femme sans âge retrouve sa jeunesse et se donne au Dormant. Avant cela, le lecteur a appris qu’« Ooouroughari » a été sacrifié par Lalla Fatima quand son père et ses enfants étaient menacés par l’armée coloniale. Ce sacrifice jamais digéré explique la violence subie par Carthago : « Alors j’ai compris, je payais ma dette pour t’avoir abandonné entre les mains des paras. On ne brûle pas impunément son premier amour. » (p. 268). Dans la fusion du Dormant et de Lalla Fatima, acceptée par Sindbad qui s’est retiré de la chambre, la phobie de la castration est dominée : « Mout [Lalla Fatima] s’était levée, avait recouvert son maître de son corps et Chien avait grogné devant le danger. Mais Ooourougarri avait levé la main, l’avait caressé et Chien s’était tu. » (p. 271).

            Amours et aventures de Sindbad le Marin peut avoir une autre porte d’entrée pour son interprétation. Elle réside dans la disparition du père de Sindbad. L’itinéraire du voyageur serait alors celui qui veut réinventer ce père, fût-il dans une image symbolique religieuse qui fait de lui un être supra-terrestre. Le vide laissé par le père assassiné pourrait aussi expliquer l’obsession du texte par l’histoire de la littérature comme si celle-ci allait offrir à l’auteur-narrateur une profusion de pères symboliques et de repères identitaires. Salim Bachi offre à son lecteur un ouvrage qui saute d’un genre à un autre et dont les clés d’interprétation sont toujours à inventer.


[1] Salim Bachi, Amours et aventures de Sindbad le Marin, Paris, Gallimard, 2010.

[2] Dans cet extrait, Salim Bachi semble décocher une flèche contre Yasmina Khadra pour son passé militaire.

[3] L’écoulement du temps peut toutefois être sensible dans le perfectionnement de la violence : « On brûle les maisons et les êtres qui y demeurent ; on hache les enfants et les femmes de tout le monde en bombardant les villes : on ne sacrifie plus les hommes certes, on les pulvérise. C’est plus propre, lointain, indiscernable. » Ibid., p. 87.

[4] Cet aveuglement de Sindbad permet la satisfaction du désir incestueux. Contrairement à Œdipe, le voyageur refuse d’être sanctionné et c’est alors la mère suppléante qui est condamnée.

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