«D’une bouteille à un autre monde[1] »
par Virginie Brinker
Avec la fin de la trêve hivernale et l’arrivée des beaux jours, on a tendance à oublier que l’été est une saison meurtrière pour « ceux qui sont dehors», comme les nomme Abdelkader Djemaï, dans la dédicace d’Un Moment d’oubli. Ce roman retrace la descente aux enfers de Jean-Jacques Serrano, un ancien policier devenu sans-abri tout en méditant, par une écriture pragmatique et presque charnelle, sur les questions de la filiation, de la mémoire et du pouvoir de la littérature.
La rue, un objet « littéraire » ?
Dès la première page du roman, la littérarité du récit se trouve comme mise à distance : « Ton histoire, on ne la trouve pas dans les polars aux intrigues bien ficelées » (p. 11). La littérature est en effet conçue comme radicalement extérieure aux préoccupations prosaïques du protagoniste – légitimement obsédé par la faim, le froid et la soif – et même absurde dans ses finalités, comme semble l’indiquer ce passage, que l’on peut comprendre symboliquement comme une raillerie vis-à-vis de la chose littéraire :
La dernière chose que tu aies lu, c’est, toujours rue Berthelot, une affichette en noir et blanc. Elle avait été collée sur le panneau de l’arrêt de bus durant la période de l’élection présidentielle où avaient fleuri les portraits, les slogans et les promesses, plus tentantes les unes que les autres. Modeste et à moitié déchirée, elle appelait à voter « pour Patate, le seul candidat qui ne se présente pas ». (p. 17).
Notons surtout que la prise de distance ironique avec les genres conventionnels de la littérature est à son paroxysme à la fin du roman, au moment de la cérémonie du Grand Pardon et de l’aveu final de l’infanticide : « Puisque tout a une fin, même dans le meilleur des contes de fées, il nous faut à présent aller vite pour raconter ton histoire » (p. 79).
Pourtant, c’est bien une œuvre littéraire tissant des liens quasi charnels entre signifiant et signifié et entre les hommes qu’il est donné de lire au lecteur, restaurant ainsi le pouvoir de la littérature.
Une écriture pragmatique
La dureté du vécu du protagoniste imprègne la fiction qui se fait écriture de la sensation et du concret : « Ta bouche sent le vin d’hier, aigre et lourd. La gorge cuite par l’alcool et la cigarette, tu as l’impression d’avoir un gros bloc de pierre dans l’estomac ». (p. 11). La plupart des métaphores et des comparaisons sont ainsi travaillées de l’intérieur par le concret. Il est question d’une « grande et solide gomme » pour effacer le passé (p. 11), d’une vie qui « se retourne comme un gant » (p. 80) et lorsque la plénitude et la paix intérieure sont rêvées, ce sont une nouvelle fois des sensations presque prosaïques qui parviennent à les décrire : « tu sentiras peut-être la paix couler en toi comme une bonne bière un après-midi de canicule » (p. 15). Toute écriture du concept est donc en permanence ravalée au niveau du sens littéral des mots : « tu as perdu ta propre trace, tes illusions, une partie de tes dents et la notion du temps » (p. 33).
Par ailleurs, les rares moments d’évasion que représentent les petits bonheurs de l’enfance ou l’idylle avec Laure, à l’Ajasson, qualifiés de « quignon[s] de rêve » (p. 43) sont rapidement happés par les contingences matérielles qui assaillent le personnage :
Tu appréciais la viande de taureau aux abricots et le poulet aux pruneaux que préparait ta belle-mère, des plats que tu accompagnais avec un bon rosé de Tavel. Un vin qui n’a rien à voir avec celui qui englue ton cerveau et transforme peu à peu ton pauvre estomac en bout de moquette racornie (p. 23-24).
L’irruption d’une énonciation de discours dans le récit mime les assauts de la mémoire torturée et le calvaire de l’homme. Et les sèmes du concret finissent par ronger l’humanité du protagoniste même, « collé comme un chewing-gum au comptoir » (p. 25), ou se sentant « comme un mégot écrasé au fond d’un cendrier », estimant qu’il ne « vau[t] même pas un pet de moustique » (p. 40). Cette réification sans appel condamne le personnage à une tragique déchéance, d’autant qu’il s’emmure dans le silence, « sentinelle aveugle et muette » (p. 72). Silence que rompt pourtant dans tout le roman, une voix, celle d’un « je » qui ne sait dire que « tu ». L’écriture du roman est ainsi véritablement pragmatique car elle est toute entière orientée sur la réception de l’œuvre et la place du lecteur en son sein.
La voix/voie de l’Autre
En effet, si le roman est écrit en focalisation interne, il emploie de façon tout à fait singulière le pronom « tu » tout au long de la narration, comme si le protagoniste se parlait à lui-même ou, mieux encore, comme si le lecteur dialoguait avec lui. Ce procédé implique le lecteur dans l’acte de lire, le fait se mouvoir en instance narratrice comme pour mieux souligner l’absolue nécessité d’une « écriture solidaire », ouverte, qui accueille la parole de l’autre et la recueille pour mieux lui permettre d’exister, d’autant que le protagoniste semble avoir fait le deuil de cette parole. « Tu n’as plus envie de parler, sinon quelquefois à toi-même. Il y a longtemps que personne n’a entendu le son de ta voix, tu n’as plus la force de faire une phrase longue pour sentir les mots rouler dans ta bouche » (p. 18). Le lecteur devient ce Tiers par lequel le témoignage peut exister, conjurant l’oubli et l’indifférence. En effet, le titre polysémique de l’œuvre renvoie de prime abord à l’esprit torturé de Jean-Jacques Serrano :
Dans trente secondes, comme un réveil bien réglé, il te faudra alors essayer de te vider la tête, ne serait-ce qu’un moment. Un moment d’oubli, une trêve, un répit. Tu rêves depuis longtemps d’une grande, d’une solide gomme pour effacer toute cette sale histoire qui te colle à la peau, qui ne te lâche plus (p. 11).
Le roman en effet met en scène la brisure de l’homme et la torture que représente le traumatisme passé. La mémoire affleure parfois pour mieux se dérober, mais elle hante littéralement le personnage jusqu’à la révélation finale du meurtre non intentionnel de son fils. Au départ, le passé traumatisant est distillé de manière quasi-impressionniste : « Ni Laure ni personne d’autre n’est là » (p. 11), « il pleuvait ce soir-là sur S… » (p. 13). Le portrait du fils, Lucas, est lui aussi esquissé par petites touches, presque anodines. On apprend ainsi à la page 27 qu’il ne parle pas souvent, détail sur lequel on revient une dizaine de pages plus loin : « ton beau-père, qui, comme Lucas, ne parlait pas beaucoup (…) » (p. 38). Rien n’est expliqué au lecteur qui épouse parfaitement les sentiments de Jean-Jacques, et les soubresauts de sa mémoire, tout en cherchant à le comprendre, à comprendre ce qui lui est arrivé et expliquerait sa situation. Cette écriture de l’énigme est ainsi une véritable forme-sens. Le « Moment d’oubli » dont il est question pour le lecteur est avant tout un oubli de soi et de ses petites certitudes. En marchant dans les pas de cet homme blessé, il s’ouvre véritablement à lui et restaure son humanité en même temps que la sienne propre.
Par ailleurs, la condition de cet homme, Jean-Jacques Serrano, ce Français tout moyen, « fils unique de Roberto, un menuisier rital, et de l’infirmière Françoise Reboux, une Savoyarde pur beurre » (p. 12), renvoie aussi à un exil intérieur et symbolique, qui n’est pas sans rappeler l’exil des tendres vieillards de Gare du Nord[2], du même auteur. Le chapitre 5 présente d’ailleurs le sans-abri comme une ultime métaphore de l’exilé : « Personne ne sait ton nom ni d’où tu viens (…) tu es une sorte de clandestin à visage découvert, un réfugié maigre et dépenaillé » (p. 28), ce qui est repris à la fin du chapitre 10 :
Tu es devenu, là aussi par la force des choses, un émigré, même si tu n’as pas l’accent ni le physique typé. Un émigré de l’intérieur, un naufragé du dedans, un Blanc de race européenne, de confession chrétienne non pratiquant (…), un clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays (p. 52).
Pourtant, Jean-Jacques Serrano ne connaît que très peu le pays d’origine de son père et le regrette : « A Parme, tu n’y es allé que deux fois, en vacances, quand tu avais sept ou huit ans peut-être » (p. 21). Mais dans ce roman où les figures paternelles de la transmission sont mises à mal, jusqu’à l’infanticide final, la question de la filiation (liée à celle de l’origine, mais sans s’y réduire) revêt une dimension tout à fait particulière et symbolique de la quête d’un soi apaisé, comme une ultime modalité d’ouverture à l’autre soi-même.
[1] Abdelkader Djemaï, Un Moment d’oubli, Seuil, 2009, p. 25.
[2] Voir notre article du 8 octobre 2009 sur Gare du Nord, intitulé « Des valises sans poignées ».
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