Edouard GLISSANT, le penseur du Tout-Monde
par Marie-Noëlle RECOQUE
De l’Antillanité au Tout-Monde
Poète martiniquais, dramaturge, essayiste et romancier, Edouard Glissant est aussi un philosophe, un penseur qui fait de l’écriture et de la réflexion un métier. Pour lui, le rôle de l’écrivain étant de « fouiller par-dessous l’apparence des choses pour tenter de dégager des lignes de force » , il lui faut « mettre en relation les lieux, les cultures, les imaginaires du monde. » D’abord chantre de l’Antillanité, il a milité pour un « enracinement fondamental dans les réalités du pays antillais ». Dans cette perspective, il s’est penché sur les phénomènes de créolisation linguistique, culturelle… qu’il a analysés et dont il a rendu compte, en 1981, dans Le Discours antillais . Par la suite, opposé à toute idée ayant pour corollaire un impératif de repli sur soi, d’enfermement, il en est venu à proposer un concept censé pouvoir révolutionner les mentalités des Antillais tout autant que celles des autres peuples : le Tout-Monde.
En finir avec le « ghetto identitaire »
Edouard Glissant part d’une constatation : une grande partie du monde est travaillée en profondeur par un puissant phénomène de créolisation. En effet, les peuples s’opposent, se rencontrent, se brassent… Les Antillais, comme tous les peuples ayant une culture composite et métissée sont en mesure d’apporter un point de vue appréciable quant au processus de créolisation (métissage ayant conscience de lui-même), ainsi qu’une contribution non négligeable au débat d’idées qui s’instaure afin de résoudre certains problèmes se posant à l’échelle planétaire. En assumant le rôle que leur histoire, souvent douloureuse, les a mis en mesure de jouer, les Antillais vont trouver enfin une vraie chance d’affirmer leur identité et trouver un équilibre. Mais au préalable, ils doivent faire l’effort de ne plus tenir le discours autodestructeur qui les enferme dans le « ghetto identitaire » de l’identité à racine unique et s’ouvrir sans réticence à la notion d’une identité-rhizome à racines multiples, plus conforme à leur formation en tant que peuples.
L’identité « racine-unique » est une émanation des cultures occidentales qui nous l’ont inculquée mais dans aucune autre culture, on ne voit cette théorie centrale d’une identité « racine-unique ». C’est en fonction de cette théorie que nous avons mené les luttes de décolonisation et c’est pourquoi, elles ont souvent été ratées. Il faut, aujourd’hui, lui substituer une poétique de l’identité- relation.
Pour Glissant, les Antillais doivent maintenant se définir de façon positive et intérioriser le fait que la multiplicité de leurs racines constitue une chance, un tremplin vers une excellente compréhension d’eux-mêmes et des autres. Ils doivent en finir avec l’illusion qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes. Si l’affirmation de leur identité est primordiale, ils ne doivent pas oublier que cette affirmation pour être viable doit tenir compte des données de leur relation avec les autres afin de marquer de leur empreinte cette relation qu’il leur faut renoncer à subir.
Pour une poétique de la relation
Ce qui fait l’intérêt des idées de Glissant, c’est que toute la démarche mentale préconisée au bénéfice de ses compatriotes peut être adoptée avec profit par le reste de l’humanité. Edouard Glissant attire notre attention sur la complexité du Chaos-Monde avec son « extraordinaire enchevêtrement des cultures aux conséquences imprévisibles ».
Il faut que nous prenions conscience de cette complexité, que nous l’approchions non pas avec les certitudes du concept mais avec les plaisirs de l’imaginaire. Le chaos-Monde ne peut pas être mis en équation mais il peut être mis en circularité ; notre rôle est d’en trouver les invariants pour les apprivoiser. Ce chaos monde est beau et vaut la peine d’être, non pas exploré mais fréquenté.
S’il prône le rejet des pensées de système, il conseille vivement de ne pas faire l’impasse sur les philosophies et nous invite à la réflexion. Pour lui, c’est évident, tous les peuples doivent repenser leur rapport au monde en l’articulant autour d’une poétique de la relation, autrement dit une nouvelle façon d’appréhender et d’imaginer le monde. Ainsi, la reconnaissance d’une identité à racines-rhizomes (racines allant à la rencontre les unes des autres) peut changer positivement la mentalité des peuples antillais en particulier et des autres peuples en général, qui gagneront à prendre conscience des nécessités de l’interdépendance et à se sentir tous à l’aise dans leur identité respective, identité affirmée mais ouverte à celle des autres.
Une réflexion à l’usage du monde
Edouard Glissant nous le rappelle, même un « petit » peuple dépourvu de pouvoir économique voire politique, peut apporter sa contribution intellectuelle et proposer des pistes permettant d’appréhender certains problèmes mondiaux. Edouard Glissant ne s’en tient pas aux déclarations d’intentions et il offre par le truchement de ses écrits une contribution à la réflexion concernant les rapports entre les peuples et le brassage des cultures ; en.témoignent, notamment, son roman Tout-Monde et ses essais, Poétique de la Relation , Introduction à une poétique du divers Traité du Tout-Monde et, plus près de nous, Philosophie de la Relation. Sa réflexion trouve un écho aux Etats-Unis, même si son concept de créolisation est diamétralement opposé aux idées afrocentristes et communautaristes bien implantées dans le pays. Il est Docteur Honoris Causa de l’Université de New York , où il enseigne, ainsi que de l’Université des West Indies. En France, des articles et entretiens lui sont consacrés dans la presse et il gagne peu à peu en audience. Quant à l’intelligentsia internationale, elle est réceptive aux idées de Glissant et reconnaît la valeur de son œuvre puisque, sauf erreur, il n’a été devancé que d’une voix en faveur de Derek Walcott, lors de l’attribution du Prix Nobel de Littérature en 1992.
Toutes les citations d’Edouard Glissant sont extraites de propos recueillis par Marie-Noëlle Recoque et Lydie Choucoutou ( Guadeloupe, 18/12/1993) .
Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981.
Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993.
Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990 .
Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996 .
Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997.
Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009.
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