« Guerre d’Algérie : un goût de cendre »
Par Ali Chibani
Pour asseoir une domination totale sur les populations colonisées, l’impérialisme français s’est appuyé sur trois structures : l’armée, l’église et l’école. De fait, la mission des soldats était la même que celle des enseignants et de ceux qu’on appelait de manière très évocatrice « les missionnaires ». Roby Bois est justement l’un de ces religieux partis en Algérie pour prêcher l’Evangile devant des « indigènes » musulmans. Mais le missionnaire, qui atterrit en terre chaouie, à Menaâ, va rapidement s’interroger sur sa mission. Doit-il mettre sa foi au service du colonialisme ou va-t-il suivre l’enseignement biblique tel qu’il l’a compris ? Le paradoxe est criant : faut-il soumettre ou participer à la libération d’un peuple qui veut son indépendance ? Le choix du pasteur déplaira aux colons, aux militaires et à bien des politiques français. Incité par ses amis, parmi lesquels l’ethnologue Germaine Tillion, il dénonce l’injustice française en Algérie et témoigne sur la réalité de la torture. Roby Bois retrace son parcours en Algérie dans Sous la grêle des démentis. Récits d’Algérie (1948-1959)[1].
Les ouvrages mémoriels de ce genre se multipliant, il nous a semblé intéressant de les analyser, non plus comme des œuvres de témoignage, mais comme des textes littéraires. Cela est important dans la mesure où nous pourrons voir la position difficile de ces Jugurtha gaulois qui ont décidé de dire « Non ».
Des hommes sans Etat
Le plus frappant dans ces récits mémoriels dédiés par des Français à la guerre d’Algérie, c’est sans doute le style littéraire très soutenu et très poétique qui les caractérise. Il existe une volonté de dompter la mémoire afin qu’elle se souvienne de chaque détail, de chaque vestige du passé :
Éclats épars avant le point final au bout du chemin et cette singulière stratégie d’oubli de la mémoire. Tel souvenir est là, souligné, surligné, presque à le toucher du doigt, à en rire ou pleurer ; et tel autre, à la trappe, ou tellement changé qu’il en devient conte, rêve ou cauchemar, alibi mensonger ou archive de lumière[2].
Dans tous ces récits, les auteurs veulent mettre l’accent sur la rencontre et la découverte d’une autre culture. C’est le cas de Roby Bois qui laisse écouter ou voir ses débats dépassionnés avec les chaouis dont il a appris la langue. La joie est vite rattrapée par la nostalgie et parfois par la douleur chez des hommes qui, jusqu’à maintenant, se dédient aux amitiés, dans un espace sans frontières, sans Etats. Le recours du pasteur, comme de Claude Vinci, est la poésie :
… chaque étape lumière ou peine
– Ô j’ai lieu de louer –
chaque virage ombre ou merveille
marches de surprise et de rêve
éclats de lune sur la plage
séguias d’amitié
comme rires d’oiseaux dans les arbres
nous marcherons dans la ravine
et nos pas danserons au chant de Menaâ.
L’expérience algérienne a été pour ces hommes révélatrice et source de changement. Ils se sont tous trouvés face à eux-mêmes dans un moment historique où il fallait prendre des décisions dont les répercussions devaient s’avérer radicales tant sur le plan individuel que collectif.
La reconversion
Comme la plupart des Français partis en Algérie pendant le colonialisme, Roby Bois allait un peu à l’aventure. Après tout, il s’agissait de se rendre dans ce qui est devenue une étrange excroissance du territoire français. Les Algériens, eux, n’existaient que très peu dans les consciences des Français. C’est d’ailleurs en Algérie que Roby Bois connaîtra les immigrés de ce pays qui vivaient pourtant à côté de lui en Métropole. Naturellement, le décor vanté par les autorités françaises et par la plupart des médias de l’époque était loin de la réalité :
Pauvres, mal vêtus, souvent affamés : le cortège de ces diverses maladies qui n’ont d’autres causes que la misère, le froid, la faim (oui, la faim, dans un ‘département français’ – c’est ce qui me choque le plus). Le cercle est vite fermé en ces montagnes dures l’été, dures l’hiver où la ‘sélection naturelle’ fauche plus d’un enfant sur quatre (expression intolérable qui veut expliquer et justifier la misère, ici comme dans les bidonvilles)[3].
L’utopie cède peu à peu du terrain à la réalité qui interroge l’individu : approuves-tu ou condamnes-tu un système qui agit en ton nom ? La révolte de Roby Bois se tourne d’abord contre lui : « Je découvre du même coup cette extraordinaire cécité de mon éducation bourgeoise, de ma formation religieuse d’enfant, et de mes chères études de lettres et de théologie » (p. 75). Finalement, se reconvertit celui qui est parti reconvertir les autres : « À Menaâ, commence à se dessiner quelque chose comme un retournement, une conversion peut-être, mais dont je ne prends conscience que beaucoup plus tard » (p. 81).
Le retour de l’Etat et de la réalité du présent
L’injustice criante du colonialisme renforce l’étanchéité des frontières entre Français et Algériens. L’Etat, comme incarnation de l’idéologie impérialiste, entre dans le récit et y prend une place prépondérante. L’image déchirée des Algériens, par les récits coloniaux, devient une image déchirante pour ces Français qui découvrent tout ce qui se pratique en leurs noms. Les mêmes comparaisons aussi radicales que vraies sont établies par Roby Bois que par Albert Naour. Les mêmes sentiments de honte et de colère reviennent chez des locuteurs qui parlent souvent pour la première fois de leur passé en Algérie :
À vrai dire, tu repoussais depuis longtemps l’entrée dans ce territoire de peur et de sang. Ce chapitre, il te fallait l’écrire, mais une sorte de fièvre te prenait, une angoisse, et tu hésitais à nouveau, tu te parlais, t’interpellais, tu injuriais Dieu et le reste. Comment parler de la nuit et du brouillard ? Comme une odeur qui traîne sur tout et sur tous, un goût de cendre, et ce terrible relent des années nazies, méfiance, honte et haine mêlées[4].
L’idéologie nazie est très présente dans les récits mémoriels que nous vous présentons sur La Plume francophone. Les auteurs de ces évocations n’exagèrent pas par ces comparaisons. On sait en effet que les chambres à gaz sont une évolution des « enfumades » mises en place en Algérie pour asphyxier des milliers de personnes dans des grottes. Sous la grêle des démentis rappelle que « l’Action Psychologique » française pendant la guerre d’Algérie reproduisait les mêmes techniques que la propagande nazie.
Outre la politique coloniale, ces récits mémoriels sortent de leur cadre temporel pour dénoncer la continuité d’un système politique basé sur les inégalités sociales, dans le présent. Ils s’intéressent notamment aux « … conditions de vie des “esclaves de notre croissance”… » (p. 78-79) qui rappellent le traitement réservé aux « indigènes » de l’Algérie française. La fracture entre les deux catégories sociales est telle que le « nous » est opposé au « eux » une nouvelle fois : « Montre-moi comment tu traites l’étranger, et je te dirai quel type de société tu es » (p. 76). D’un autre côté, ces récits insistent sur le retour de leurs auteurs en Algérie pour retrouver leurs amis et pour voir ce pays libre[5].
Ces récits mémoriels rassemblent des documents et des récits qui peuvent servir les historiens. Roby Bois, par exemple, rapporte ses échanges avec Jacques Soustelle et d’autres politiques en présence de Germaine Tillion. Par moments, ces témoignages d’anciens de la guerre d’Algérie sont les plus expressifs sur la réalité de cet événement, de ses paradoxes et de ses horreurs. Il suffit en effet d’une petite phrase pour que le témoignage fasse éclater toute la vérité : « Comprenez bien, Monsieur le Pasteur, dit une femme colon à Roby Bois, si jamais la France nous abandonnait, si jamais ils gouvernaient ce pays, être traitée comme je les traite, je supporterai pas » (p. 186).
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