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Comptes-rendus de lecture, Littérature et Génocides

Irène Némirovsky, Suite française

« Irène Némirovsky au chevet du corps malade »

par Sandrine Meslet

Pour soulever un poids si lourd

Sisyphe, il faudrait ton courage.

Je ne manque pas de coeur à l’ouvrage

Mais le but est long et le temps est court

Le Vin de solitude par  Irène Némirovsky pour Irène Némirovsky

L’histoire du dernier manuscrit d’Irène Némirovsky, romanesque au possible[1], ne doit pas occulter la célébration littéraire dont il est question dans Suite française[2]. Écrivain oublié puis redécouvert, Irène Némirovsky, dans cette flamboyante fresque, nous livre des pages inspirées par les plus grands. Comment ne pas reconnaître l’ironie mordante de Proust ou la poésie symbolique de la fin du XIXe ? Style classique et académique mêlé au souffle de la prose lyrique, le chant double de cette observatrice des heures les plus sombres de notre histoire prêche, accuse, lance un mot, pour enfin épouser les contours du corps français, malicieusement et sensuellement dépeint par sa plus fidèle maîtresse. Nous évoquerons rapidement les circonstances historiques, incontournables pour comprendre la construction du récit, puis nous nous attarderons sur l’esthétique du fragment, de l’hésitation prolongée et assumée entre deux romans et deux humanités.

Une œuvre double pour une humanité dualiste

            Ce testament français, longuement médité par une femme qui écrit dans l’urgence, laisse entrevoir une France éternelle, peuplée d’une humanité capable du pire. Hommes du devant de la scène ou bien simples gens issus des classes populaires sont ici convoqués sous une plume qui traque l’opportunisme, distillant sans concession courages et lâchetés d’une nation mise à nu. Jetée sur les routes de France dans la première partie Tempête en juin ou bien enfermée dans une petite ville rurale dans Dolce la seconde partie, le récit en deux temps semble marquer l’hésitation de l’écrivain entre deux romans. Les deux parties sont de longueur égale mais elles choisissent de présenter la guerre sous deux aspects différents. Tempête en juin propose de revenir sur la tragédie de l’exode, après la déroute de l’armée française en 1940, en suivant le parcours de plusieurs protagonistes. Paris sera le point de départ de cet exode qui brasse sur les routes des personnages appartenant à des classes sociales distinctes et qui sont sur le point de tout perdre.

On trouve ainsi un nanti qui répugne à se retrouver au plus près de la populace lors de l’évacuation de Paris et qui ne songe qu’à sauver ses œuvres d’art. L’auteur lui réserve une sortie des plus ironiques puisqu’il finira par disparaître sottement, sa fin rappelant une nouvelle fois le caractère éphémère de l’existence qui ne se soucie pas de l’identité de celui qu’elle frappe. Le lecteur les suit par intermittence et semble lui-même jeté sur les routes de France d’où il ne reçoit que des bribes de destin. A l’inverse, Dolce met en scène des personnages ancrés dans un quotidien qui tentent de s’organiser après l’arrivée de l’armée allemande, l’incipit s’ouvre d’ailleurs sur cette arrivée à la fois redoutée et attendue. Chacun des deux récits met l’accent sur une face cachée de la persona France, ces morceaux de destins forment ainsi une hydre, monstrueuse et fascinante, à jamais insaisissable. Cette construction assumée et revendiquée par l’auteur, ainsi que l’indiquent les notes prises par Irène Némirovsky au cours de la rédaction du roman, permet de ménager un suspens et s’apparente à une technique cinématographique recherchée. Malheureusement Irène Némirovsky n’aura jamais l’occasion de rassembler ses notes, ni même d’achever son récit, puisqu’elle est arrêtée par les gendarmes français et déportée à Auschwitz où elle sera gazée en 1942. Son roman Suite française sera conservé par ses filles et traversera miraculeusement la guerre avant d’être redécouvert tardivement et enfin publié en 2004.

Splendeurs et misères : traquer les travers, célébrer les courages

Comme c’était la saison des roses, au-dessus de chaque porche s’ouvrait une belle fleur largement épanouie, riante, qui laissait guêpes et bourdons pénétrer en elle et lui manger le cœur…

La poésie présente dans le roman semble le seul rempart qu’Irène Némirovsky élève face à la déroute française. Ainsi elle recueille et préserve une part de ce qui lui apparaît relever de la France éternelle. La saison, loin d’être ignorée, sert même de toile de fond à cette évocation de la guerre. La vie se poursuit malgré la guerre et c’est finalement la nature qui le rappelle aux hommes. Pourtant si cette nature réveille les hommes de leur longue léthargie, se rappelle à eux pour leur redonner l’espoir ou encore le souffle, son insuffisance est flagrante. La nature passive n’est qu’un reflet de l’homme, elle est à l’image des hommes qui la peuplent : avide, impatiente, indomptable. Ce que l’auteur décrit dans ce roman est une nation en quête de repères, qui vacille, se reprend et sombre.

Ainsi l’animalité et la bestialité des adolescents pris en charge par Philippe Péricand, le jeune ecclésiastique idéaliste, lors de leur périple à travers la campagne sont à ce titre édifiantes. L’auteur distille une inquiétude grandissante, et fait alterner les moments de tension et de complicité entre les jeunes hommes et le prêtre. L’obéissance risque alors de ne durer qu’un temps et le lecteur craint le réveil de pulsions :

Encore une fois ils obéirent. Ils regardaient les arbres, le ciel, les fleurs, sans que Philippe pût deviner ce qu’ils pensaient… Ce qui leur plaisait, semblait-il, ce qui parlait à leurs cœurs, ce n’était pas le monde visible mais cette odeur enivrante d’air pur et de liberté qu’ils respiraient, si nouvelle pour eux[3].

Alors que l’harmonie semble enfin trouvée avec le groupe, les choses s’emballent lors d’un campement nocturne situé tout près d’un château. Car le personnage de Philippe Péricand, issu d’une riche famille, oublie qu’il ne vient pas du même milieu que ceux dont il doit assurer la sécurité. Le lieu qu’il choisit ne peut que tenter des adolescents en mal de reconnaissance. La scène nocturne s’imprègne alors d’une atmosphère apocalyptique, les laissés-pour-compte d’hier deviennent les acteurs d’un meurtre gratuit dont la sauvagerie et l’inhumanité ne semblent pouvoir les ébranler.

         Les circonstances de l’écriture du manuscrit expliquent en partie cette construction. Irène Némirovsky est portée par l’histoire française des années 40, l’urgence de l’écriture ne lui laisse pas de répit et en cette fin d’année 1942, Némirovsky se sent traquée. La fin est proche, il lui faut donc écrire avant de disparaître, et ne pas laisser l’oubli recouvrir ce passé français. C’est une France éternelle entre déchirures et révolte que célèbre l’auteur mais cette Suite française est également un testament empli d’espoir, celui d’une amoureuse inconditionnelle des mots :

Mon Dieu! que me fait ce pays ? Puisqu’il me rejette, considérons-le froidement, regardons-le perdre son honneur et sa vie. Et les autres que me sont-ils ? Les Empires meurent. Rien n’a d’importance. Si on le regarde du point de vue mystique ou du point de vue personnel, c’est tout un. Conservons une tête froide. Durcissons-nous le cœur. Attendons.


[1] Une exposition a été réalisée cette année au Museum of Jewish Heritage de New York ne démentant ni le succès du roman posthume d’Irène Némirovsky ni l’intérêt du public pour le tragique destin de la romancière.

[2] Irène Némirovsky, Suite française, Denoël, 2004, 448 p.

[3] Ibid., p.217.
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