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Beïda Chikhi (dir.), Figures tutélaires, textes fondateurs

« La fondation comme horizon littéraire francophone »

par Ali Chibani

Figures tutélaires, textes fondateursL’histoire des littératures francophones a été ouverte par des écrivains qui ont été, par leurs styles et leur engagement politico-littéraire, à la hauteur des exigences de leur temps marqué par la domination coloniale sous ses différentes facettes. Jean Amrouche, Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor incarnent ces fondateurs qui continuent, par leurs textes et initiatives, à hanter les écrits des nouvelles générations d’écrivains francophones. Du 4 au 6 octobre 2006, un colloque intitulé « Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage culturel » a été organisé en Sorbonne sous la direction de Beïda Chikhi. Les Actes de ces trois jours de travail viennent d’être publiés[1].

Ces journées de travail ont réuni des universitaires et des écrivains pour répondre à trois questions que leur a posées Beïda Chikhi dans sa présentation en référant à un autre fondateur : « Mais qui sont les fondateurs ? s’interroge Kateb Yacine dans son Polygone étoilé (1966). Qu’ont-ils fait ? Quel héritage nous ont-ils légué ? » (p. 9). La répartition des interventions a suivi un ordre géographique. La première journée, consacrée à la Caraïbe et à l’Afrique subsaharienne, s’est attardée sur le premier Congrès des écrivains et artistes noirs en Sorbonne. Les différentes communications se sont particulièrement concentrées sur Aimé Césaire qui, d’après le poète Jean Métellus, « a désinhibé les nègres du monde entier. Et en les désinhibant, il leur a donné la parole d’une très belle façon, dans la forme et dans le style ». Dans une réflexion intitulée « Figures tutélaires de la Caraïbe. Aimé Césaire : la révolution haïtienne et la responsabilité de l’homme de culture », Priska Degras interprète l’Afrique césairienne comme le lieu qui « rassemble, dans sa synthèse poétique, toutes les Afriques espérées, rêvées mais aussi toutes les cultures dominées par une Europe impérialiste… ». Anne Douaire-Banny, de son côté, s’intéresse à Stella (1859) d’Emeric Bergeaud et explique les raisons pour lesquelles cette œuvre a été qualifiée, à sa sortie, de « premier roman écrit par un Haïtien » et non de « roman haïtien ».

La figure de Stella appelle naturellement celle de Nedjma, autre figure stellaire, de Kateb Yacine, écrivain dominant de la seconde journée consacrée au Maghreb et à « la démultiplication généalogique ». Il est intéressant de s’arrêter un instant sur la présentation préparée par Zohra Mezgueldi, de l’université Hassan II à Casablanca, et dont le thème est « Le séisme fondateur dans l’œuvre de Mohammed Kheïr-Eddine[2] ». On connaît cet auteur chleuh pour son écriture sismique. D’ailleurs, son premier roman, Agadir, s’inspire du séisme qui a ébranlé la ville d’Agadir en 1960. Il génère une écriture dissidente et rebelle à toute forme d’autorité qu’elle soit paternelle, étatique, religieuse ou littéraire : « Dès son avènement, nous dit Mezgueldi Zohra, l’écriture de Khaïr-Eddine se veut en rupture et “la guérilla linguistique” que l’écrivain déclare alors, s’exerce en premier lieu contre l’écriture elle-même. Aucune linéarité, aucune chronologie, le texte frappe et déroute par son aspect chaotique et la destruction des formes qu’il opère ». Nabile Farès, en répondant aux questions de Beïda Chikhi lors d’un débat en présence de Leïla Sebbar, a expliqué sa position d’écrivain, anthropologue et psychanalyste sur la fonction du « fondateur » :

D’abord, on voit qu’il y a une figure du fondateur qui vient vous interroger, non seulement pour que vous lui rendiez compte, mais en même temps, parce que vous devez vous en séparer. Ensuite, […] c’est l’occasion de trouver “un” passage vers d’autres énergies que celles qui poussent les peuples les uns contre les autres (on pourrait dire aussi les uns avec les autres, les uns sans les autres), et actuellement cette question nous est posée, à nous en tant qu’écrivains. En effet, nous sommes à l’articulation de ce qui aurait été possédé, de ce qui aurait été dépossédé, et nous devons reposséder ce qui a été le lieu de la dépossession.

Le fondateur et le tutélaire se retrouvent ainsi rattachés au vide, à la perte, qui appellent la création comme quête, voire reform(ul)ation, de l’objet perdu. C’est ce que confirme Leïla Sebbar en parlant de son recours à l’image comme « représentation visible sans la langue » pour réussir là où l’écriture a échoué : la reconquête du legs paternel dont l’auteur ne parle pas la langue (l’arabe).

Outre Amrouche, Césaire et Senghor, ce colloque a mis en lumière le rôle fondateur de Charles-Ferdinand Ramuz[3] (Suisse-Romande), Charles De Coster (Belgique) et Gaston Miron (Québec). Tous ces fondateurs ont joué un rôle essentiel dans la légitimation des littératures francophones et survivent en tant qu’autorités littéraires (dépassant le cadre artistique, elles sont souvent des figures politiques) qui ont tracé la voie aux écrivains suivants. Leur omniprésence pèse sur ces derniers qui oscillent entre désir d’assumer leurs filiations et désir de tuer le père tutélaire pour se libérer de son emprise et des règles qu’il a édifiées. Irréductibles à leurs actions dans leur actualité, les fondateurs et les tutélaires, qui ouvrent des portes sans jamais les refermer, nous interrogent surtout sur notre devenir et notre avenir.


[1] Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage culturel, dir. Beïda Chikhi, Paris, PUPS, 2009.

[2] Lire aussi notre article sur Une odeur de mantèque du même auteur.

[3] Lire aussi notre article sur La Grande peur dans la montagne.

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