Enquête tragique : misères et cruauté de l’homme
par Sandrine Meslet
L’introduction de Nicole Chardaire à l’édition de poche[1] de Rhum, court roman de Blaise Cendrars, est une belle manière d’approcher un texte à mi-chemin entre roman et enquête. Comme l’affirme Cendrars dans cette réflexion, qui mêle existence et fiction, « Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement. Je ne suis qu’un mot, un verbe, une profondeur dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant[2] ». La vie de Jean Galmot, protagoniste de Rhum, est un poème inscrit dans une déchirante réalité où le tragique se mesure au pathétique. Il y est question ici d’une œuvre double où la rigueur journalistique, attachée aux faits, est en lutte avec une plume accoutumée aux facéties de la poésie. Cendrars mêle à la rigueur d’une enquête journalistique, l’humour et la poésie d’un style personnel reconnaissable entre mille. La construction efficace du roman, qui suit la chronologie, n’empêche pas l’auteur de faire preuve d’originalité dans cette œuvre aux frontières de l’hybride qui transforme la vie de Jean Galmot en tragédie romanesque.
Une partition où règne la poésie
A la lecture du titre du premier chapitre du roman « L’homme qui a perdu son cœur », le lecteur se retrouve déjà plongé dans un univers faisant référence à l’univers poétique. Cependant ce qui fait la force de cet incipit c’est qu’il déçoit dans un premier temps l’attente du lecteur. Il n’est nullement question ici d’un chagrin d’amour ayant provoqué la perte du cœur mais plus exactement de la disparition inexpliquée du cœur du cadavre de Jean Galmot. La mort de ce dernier apparaît suspecte à bon nombre de Guyanais et la disparition de son cœur au moment de son autopsie ajoute encore à l’incrédulité de l’opinion. Il n’est pas question de susciter le moindre suspens, le corps du protagoniste gît dès le premier chapitre sous les yeux du lecteur. Le véritable objet du roman va se concentrer non sur l’issue fatale mais sur le chemin qui y mène.
La poésie surgit dans le roman, non seulement en filigrane dans l’interprétation qu’elle donne du destin tragique de Jean Galmot, mais aussi lorsqu’elle s’immisce dans des phrases nominales faisant se succéder rapidement les images lors de la description de la première vie de Jean Galmot :
Le roman débute –, mais ce n’est pas un roman. C’est sa vie –, la vie. L’espionnage à deux pas de la frontière. Le contre-espionnage. Monte-Carlo. La roulette. Le Carnaval de Nice. Les femmes. Le soleil de la Méditerranée. La mer[3].
Plusieurs traditions poétiques se retrouvent ainsi dans le roman, la dernière, sans aucun doute la plus moderne, fait le choix d’un style morcelé, quasi-télégraphique, insistant sur le caractère mouvementé de la première vie de Jean Galmot, celle qui précède sa rencontre avec la Guyane.
Le narrateur se fait chroniqueur, prend faits et causes pour son protagoniste :
Comme il fréquentait volontiers les salles de rédaction et qu’il aimait à s’entourer d’écrivains et d’artistes, on se chuchotait des infamies sur son compte[4].
Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable[5].
Il suit le moindre de ses revers et montre le sort qui s’acharne et la lourde main du destin qui se referme sur Galmot l’idéaliste. Sa vie ressemble à un poème tragique retracé par un narrateur sans concession qui célèbre autant qu’il la blâme la folle espérance de son personnage « Pauvre Jean Galmot, Don Quichotte jusqu’au bout ! Sa vie ne lui avait-elle donc rien appris, qu’il croyait encore à la légalité[6] ? »
… et où souffle une verve romanesque
Le portrait du protagoniste, lors de sa première apparition au bureau du narrateur, est déjà romanesque au plus haut point puisque Jean Galmot y apparaît tel un héros de roman. D’emblée le narrateur le rapproche du personnage de Don Quichotte, c’est donc déjà sous le patronage des personnages de romans les plus célèbres que s’inscrit Jean Galmot :
Quand je le vis entrer dans mon bureau, j’eus l’impression de me trouver en face de Don Quichotte. C’était un homme grand, mince, félin, un peu voûté. Il n’avait pas bonne mine et ne devait pas peser son poids. Il paraissait très las, voire souffrant. Son teint était mat, le blanc de l’œil était injecté : Galmot devait souffrir du foie. Une certaine timidité paysanne se dégageait de toute sa personne. Sa parole était aussi sombre que son complet de cheviotte bleu marine, un peu négligée, mais sortant de chez le bon faiseur. Il parlait avec beaucoup de détachement. Ses gestes étaient rares et s’arrêtaient, hésitants, à mi-course. Le poil, comme l’œil, était noir. Mais ce qui me frappa le plus dès cette première entrevue, ce fut son regard. Galmot avait le regard insistant, souriant, palpitant et pur d’un enfant…[7]
Ce qui marque également à la lecture de ce portrait, hormis un rapprochement autant physique que moral avec le personnage de Don Quichotte, ce sont les caractéristiques mêmes de l’anti-héros. Cet homme dont le narrateur a tant entendu parler avant de le recevoir ne correspond pas du tout à l’idée qu’il s’en faisait. Celui qui déplace des montagnes par son action et à quoi rien ne semble pouvoir résister apparaît d’une santé fragile. Son apparence et son regard trahissent une timidité et ses origines paysannes semblent expliquer en partie ce décalage. Si le portrait est inattendu et digne sous certains aspects de celui d’un anti-héros, il y a également la présence d’un langage digne de celui d’un héros. Luttant pour défendre la cause des travailleurs guyanais, il n’hésite pas à mettre sa plume au service de la reconnaissance de leurs droits : « Je jure de lutter, jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour affranchir mes frères noirs de l’esclavage politique[8]. »
Troisième acte : le temps des épreuves et de la mise à mort
Destin tragique d’un libérateur devenu prisonnier de son entreprise, dépassé et ployant sous le poids de la charge, le personnage assume ses erreurs ainsi que ses ratés. Mais il demeure sous la coupe d’un destin qui se joue de lui et qui a déjà scellé ce dernier :
Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable[9].
Son investissement politique et sa nomination en tant que député créent des tensions, ses concurrents sur le sol guyanais qui avaient vu venir avec satisfaction un homme qu’ils pensaient rallier à leur cause, cause qui s’était fixée pour objectif l’exploitation des hommes et des ressources, retourne sa veste pour devenir un partisan des travailleurs noirs : « Jean Galmot, député, va devenir encore plus gênant, il va pouvoir imposer ses méthodes absurdes de colonisation[10] ». Son acharnement au travail aux côtés de ceux qui souffrent et sa lutte perpétuelle pour venir à bout de la jungle illustrent la ténacité d’un personnage littéralement hanté par l’espace qu’il tente de soumettre : « Il rêve. Il est traqué. Car Galmot ne réussit pas du premier coup. Il lui faut abandonner, partir, revenir, émigrer, changer de place, s’enfoncer de plus en plus loin dans la forêt[11] ». Habité par l’espoir, il ne renonce devant rien, chaque épreuve a donc pour vocation d’être surmontée malgré la fatigue physique et morale qui s’installe : « Il travaillera. Il sent sa force renaître, l’homme étendu à la lisière de la forêt et qui grelotte de fièvre[12] ».
La menace de la forêt fait place au lynchage des hommes et à l’exécution publique par le biais d’une accusation de corruption et de détournement d’argent. Mais cela ne suffit pas à le faire taire puisqu’enfin blanchi, il est de retour en Guyane et acclamé par la population comme un héros. Ce sera donc l’empoisonnement, comme dernier acte de la Deus ex machina, qui condamnera Jean Galmot au silence.
La liberté et le goût de l’aventure que Jean Galmot avait trouvés au fin fond de la Guyane se referment sur son idéalisme et scelle son destin tragique. Le voyage que nous relate cette enquête romanesque est avant toute chose celui d’une vie. Jean Galmot, éternel voyageur, qui ne se satisfait pas des convenances et s’acharne pour changer le destin de ceux qu’il admire et respecte, ne pouvait être qu’un idéal sujet de roman. Mais une question demeure et concerne la définition que donne Cendrars du romanesque : ce dernier offre-t-il plus de sens à l’existence de Jean Galmot, permet-il de la rendre moins désuète, par le biais d’une restitution épique et esthétique ?
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