« Naissance et évolution des idées racistes »
par Ali Chibani
Le Credo de l’Homme blanc[1], l’historien revient sur plus d’un siècle de discours littéraires, scientifiques et politiques coloniaux et s’intéresse à la naissance du racisme en France aux XIXe et XXe siècles. L’auteur n’oublie pas de signaler les défiances vis-à-vis de la pensée dominante. Pour « garder à ces textes toute la sincérité possible, [Alain Ruscio s’est tenu] à écarter les plaidoyers ou les analyses, publiés après la chute du colonialisme français. » (p. 18)
L’ouvrage, préfacé par Albert Memmi, tente de comprendre « l’idéologie qui a sous-tendu les actes du colonialisme français » (p. 14) en montrant le regard porté par les Français sur les autres : « … ces gens vivant ailleurs ne nous étaient décidément pas semblables. Comment diable pouvait-on être si peu blanc ? Comment pouvait-on se nourrir, se vêtir de façon aussi bizarre ? » (p. 12) « Bizarre » est le terme qui définit le mieux le regard du colonisateur sur le colonisé. C’est aussi ce qui a longtemps justifié l’occupation des peuples de l’Asie à l’Amérique en passant par l’Afrique. Le système colonial s’est en effet construit sur des idées-projets : tout ce qui n’est pas blanc est « sauvage » et doit être civilisé… par le pillage de ses richesses.
Pour mieux explorer les méandres de l’idéologie coloniale, Alain Ruscio a privilégié la littérature moyenne. Nous entendons par là qu’il expose moins les textes de Victor Hugo, Maupassant, Baudelaire ou encore Charles Trenet que des romans à cinq sous et des ouvrages ou des chansons d’auteurs oubliés de nos jours, prouvant que cet « esprit [colonial] a eu un tronc commun fortement structuré. » (p. 20) Les grands noms scientifiques français et européens, comme Gobineau ou Darwin, ne sont pas oubliés pour autant. Les hommes politiques sont aussi évoqués comme par exemple Jules Ferry, Charles de Gaulle et François Mitterrand.
Alain Ruscio montre que « Si le racisme est une attitude mentale éternelle, seul le XIXe siècle a tenté d’appuyer ses affirmations sur des “évidences scientifiques”. » (p. 31) L’historien énumère alors les expériences scientifiques censées prouver l’infériorité de l’Africain et de l’Asiatique, comme la craniologie inventée par Paul Broca. Le Dr Collignon a exclu les Peuls de la catégorie des « nègres » grâce à ses mesures scientifiques qui ont montré que :
« Leur nez est plus long et sensiblement moins large que celui des nègres. L’indice bien qu’encore platyrhinien l’est infiniment moins, puisque, dans les séries, il remonte à 91,22 au lieu de descendre à 100 et plus. Mais bien plus, si nous observons des sujets très purs, comme ceux qui sont sous nos yeux, nous trouvons des hauteurs de nez de 50 et même 54 mm, des largeurs de 34 et 36 mm et des indices qui n’atteignent que 69,4, chiffre absolument européen, puisqu’il est à peine supérieur à celui de la majorité des Français. » (p. 51)
Alain Ruscio profite de ses recherches pour faire un tour du côté des publicités. Rien de mieux en effet que les messages commerciaux pour nous éclairer sur les idées dominantes d’une société. Pour preuve, il suffit de citer cette publicité : « Avec Javel SDC, pour blanchir un Nègre, on ne perd pas son savon » (p. 47).
L’histoire coloniale française n’est pas soumise à une pensée unilatérale. Certes, les idées raciales justifiant le colonialisme dominaient. Toutefois, des exceptions à la règle émergeaient ici et là. Parmi les grandes figures de l’anticolonialisme, l’écrivain d’origine russe Isabelle Eberhardt. L’auteur de Yasmina s’est installée en Algérie et n’a eu cure des interdits de l’époque. Elle s’est mariée avec un Algérien, chose qui n’était pas facile puisque, comme l’indique l’historien, les mariages mixtes étaient condamnés de toute part. On rencontre aussi le nom, moins connu, de Charles Deprez qui, en 1868, s’indignait de la destruction des paysages urbains par le colonisateur : « À bas les maisons mauresques, à bas les passages voûtés, les rampes, les rues tortueuses ! Vivent les casernes de cinq étages, vivent les escaliers, les rues droites, les larges places » (p. 161). Races supérieures vs races inférieures, l’histoire de la pensée coloniale se retrouve face à sa réalité infondée après la première Guerre mondiale. La boucherie des tranchées a montré que la sauvagerie n’était pas chez les colonisés mais chez les colonisateurs, que le Blanc n’était pas si « civilisé » que cela. La seconde Guerre mondiale va radicaliser le tournant marqué par la pensée racialiste après la Grande guerre. Au même moment, la Ligue pour l’indépendance du Vietnam a décidé de reprendre l’indépendance du pays, quelques années avant les « indigènes » algériens.
Avec la distance imposée par le temps et la fin du colonialisme, certains des textes répertoriés par Alain Ruscio peuvent prêter à sourire, voire à rire. Mais la réalité nous rappelle à l’ordre : la pensée coloniale a juste mué, elle n’a pas disparu[2]. Loin de là ! Prêtons notre attention aux illustrations qui accompagnent Le Credo de l’Homme blanc. L’Œil de la police fait sa une avec un dessin montrant un soldat français torturé par les « Maures ». Ces derniers, dont le visage est proche du vampire, sont armés de couteaux et de sabres et se déchaînent sur un homme désarmé. Cette image n’est pas sans nous faire penser aux stéréotypes hollywoodiens sur les « terroristes islamistes ». Une affiche publicitaire nous montre un bédouin servant une bourgeoise française. Sur son plateau une bouteille de vin et un verre. L’homme s’incline et on lit en bas de l’affiche : « BYRRH. A l’eau madame, kif-kif oasis dans le désert ». Le regard extasié de la bourgeoise nous rappelle le regard lascif de cette touriste servie par de nombreuses mains sortant de sous son lit. Cette affiche nous l’avons vue, ces derniers mois, dans tous les métros pour vanter la destination marocaine. Les Marocains n’y avaient pas de visages. Ils étaient réduits à leur servitude à la grande satisfaction des touristes. Car l’exotisme[3] motive toujours nos rapports aux autres. Quand ce n’est pas le cas, c’est souvent la peur qui domine. Aujourd’hui encore on entend parler du « péril jaune », de l’inondation de nos marchés par les produits chinois. Une idée qui s’enracine loin dans l’histoire comme le montre cet autre dessin choisi par Alain Ruscio. Il montre un soldat asiatique couché sur le globe terrestre et plantant ses doigts en France. Ce travail est intitulé : « L’invasion jaune ». Nous n’avons pas besoin de nous attarder sur tous les clichés racistes construits au XIXe et début XXe siècles et qui définissent nos regards sur les étrangers en France : l’« arabe » voleur et tueur ; le « Noir », enfant et cannibale ; le « Jaune » travailleur et envahisseur… Et l’idée que l’Africain n’est pas suffisamment entré dans l’Histoire est très ancrée dans les esprits. Dans son allocution du 1 juin 2009 à la Fête de Lutte Ouvrière, Nathalie Arthaud, porte-parole du parti, a dénoncé avec force le désormais célèbre discours de Dakar : « Sarkozy a eu le cynisme méprisant d’affirmer que le problème de l’Afrique, c’est qu’elle n’est pas entrée dans l’histoire. Mais que si ! » Et de rétablir la vérité historique, sans cynisme, : « Aux XVIIème et XVIIIème siècles, le capitalisme en train de se développer en Europe a fait entrer ce continent dans l’histoire par le trafic des esclaves, par la déportation de toute une partie de la population africaine vers les champs de cannes à sucre des Antilles et du Brésil, puis vers les champs de coton des Etats-Unis. » Ainsi donc, l’Afrique n’aurait que deux à trois siècles d’histoire, et ce… grâce à l’Europe ?
Alain Ruscio, dans Le Credo de l’Homme blanc, a eu raison de ne pas céder aux jugements subjectifs qui auraient été trop faciles et trop expéditifs. Le lecteur peut ainsi s’intéresser à l’histoire des idées racistes en France et, dépassant le cadre ludique, s’interroger sur leur assimilation et continuité actuelles. Il est en effet facile de s’interroger sur ce qui a rendu possible le colonialisme, de condamner la « passivité » des uns et des autres face à la montée du nazisme… Le recul et le temps facilitent tous les jugements. Pour répondre de manière honnête, nous devons nous interroger sur ce que nous faisons contre le capitalisme qui a repris le flambeau du colonialisme pour transférer les richesses des pays dominés vers les pays dominants, ou sur ce que nous faisons pour résister à l’expulsion des « sans papiers »… Nous devons nous interroger aussi sur les clichés racistes répandus au sein de toutes les sociétés, y compris leurs victimes des pays colonisés qui les ont intériorisés, les acceptent ou les reproduisent.
[1] Alain Ruscio, Le Credo de l’Homme blanc, préface d’Albert Memmi, Paris, Editions Complexe, 2002, 409 pages.
[2] Voir nos dossiers sur les « Territoires d’Outre-Mer » et « Albert Memmi ».
[3] Voir notre dossier « Exotisme ».
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