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Cinéma, Nadir Moknèche

Nadir Moknèche, Viva Laldjérie

« Un tryptique sur le corps censuré, empaillé, dépouillé »

par Célia Sadai

En 2004, Viva Laldjérie, second film de Nadir Moknèche, sort dans les salles. La même année sort également Exils de Tony Gatlif. Dans les deux films l’actrice marocaine Lubna Azabal incarne le rôle principal. Les deux réalisateurs ont chacun vécu en Algérie. L’un des films montre Alger à travers le retour aux origines d’un fils de pieds noirs (Gatlif/Romain Duris). L’autre met en scène la question qui déchire le cœur des Algériens – ici des Algériennes : comment rester/comment partir ? (Moknèche et sa triade féminine).

En 2002, la défaite du Groupe Islamique Armé (GIA) annonce la fin de la « décennie noire » en Algérie, dix ans d’un conflit terroriste meurtrier. Plus tôt, en 1999, le président Bouteflika avait fait amnistier les combattants de cette guerre civile afin de pacifier le pays. A ce titre, les années 2000 sont à prendre comme une période trouble où les désirs de paix sont déçus par la résistance de groupuscules armés dont certains se sont rattachés depuis 2006 aux luttes d’Al Qaida. De plus, la loi (dite « loi de Concorde civile ») qui amnistie tous les combattants installe au sein de la population civile un climat de « peur que ca ne recommence », car les coupables n’ont pas été punis. Bourreaux et victimes doivent apprendre à vivre ensemble. 2004 est donc l’année où s’esquissent les espoirs d’une pacification de l’Algérie, marquée par le retour apparent d’une confiance dans l’état politique (bien que la réélection de Bouteflika soit l’objet d’une fraude massive).

Alger, 2003. Loin des hauts lieux où les décideurs scellent le sort de l’Algérie, Moknèche égare ses pas à la pension Debussy, l’ancienne maison coloniale où trois femmes occupent des chambres. C’est dans cet espace clos que se décident leurs vies à elles ; la veuve, l’orpheline et la pute. Sans hommes, comme chez Almodovar. Le réalisateur se contente de les saisir dans un quotidien très intime, sur fond d’une Algérie de la « réconciliation ».

Goucem (Lubna Azabal) et sa mère, La Papicha (Biyouna), partagent une chambre, un lit même. Leur voisine c’est Fifi (Nadia Kaci), une prostituée très joviale et confidente de Goucem. La visite des clients de Fifi rythme le récit filmique par un scénario, un mensonge répété à l’identique : « – Je viens voir Fifi, je suis un cousin. ». Adultère, sexe, mensonge, désir, nudité et impudeur, alcool et prostitution, sont les « péchés » auxquels cèdent les trois femmes. Radicalement transgressives, chacune tente d’échapper à l’attention des « Barbus » islamistes. Le travestissement du voile, de la burqa et du hijab – costume indispensable au dehors de la pension – agit à la fois pour recouvrir la faute, et engendrer le tabou : il est le moteur du mensonge et l’accessoire qui permet la mascarade. Thérapie collective ou stratégie cathartique, Viva Laldjerie dévoile les ruses nécessaires de la femme algérienne, libre et subversive. Ce n’est d’ailleurs pas de l’Algérie mais de Laldjerie dont il est question ; la renommer c’est lui donner une autre forme, pour en montrer les promesses. Dès lors, on ne s’étonne plus de l’abondance des films dédiés a l’Algérie du passé ou plus contemporaine… Libérée du voile sombre des dix années terroristes, elle devient un lieu d’attraction pour l’imaginaire des créateurs, ainsi qu’un lieu de reconquête intellectuelle.

Fifi (Nadia Kaci) et Goucem (Lubna Azabal)

Goucem

Le premier personnage que l’histoire introduit, c’est Goucem. Seul l’appel du muezzin précède son apparition à l’écran, dont les lamentos inondent les rues d’Alger.
C’est vendredi soir – journée sainte – et Goucem s’apprête pour « shake it shake it boum » en ville. Elle travaille chez un photographe, et les portraits d’hommes et de femmes algériens sur les murs n’indiquent aucune trace du passé. C’est jour de paie, et Goucem se rend à l’hôpital pour retrouver son amant, Anis Sassi, un médecin qui « soigne les estropiés » des attentats. Plus tard à la pizzeria, quelqu’un vole la paie de Goucem dans son sac, et son amie Fifi la console en lui parlant de deux filles récemment violées et égorgées. Comme à chaque fois qu’une situation la rend impuissante, Goucem se laisse aller en boite de nuit où  elle danse et séduit.

 C’est pour le spectateur l’occasion de faire intrusion dans une Alger autre : aux sons d’une musique électro-raï-andalouse, une danseuse s’exerce sur un podium, en tenue traditionnelle de danse orientale. Comme après chaque nuit en discothèque, Goucem finit dans les bras d’un inconnu qui lui fait l’amour au son du muezzin. Sa djellabah recouvre sa robe de soirée, un foulard jeté hâtivement sur ses cheveux cache son maquillage scandaleux. Une nuit, un temps qui inaugure le film et déplace la narration loin de la restitution immédiate d’une Algérie qui agonise, ou peut-être renaît.
La nécessité de payer son loyer pousse Goucem à faire face à sa relation avec Anis Sassi, le médecin, accessoirement père et homme marié. Sassi lui envoie l’argent dont elle a besoin ainsi qu’une lettre où il dit renoncer à elle.

C’est là le drame de Goucem : « une fille de vingt-sept ans, pas vierge, deux avortements, une mère danseuse ». L’angoisse de vieillir seule la ronge et la pousse à tous les excès… une angoisse propre à toutes les femmes, mais dont les moyens et les fins prennent une tournure nécessairement tragique, contexte algérien oblige. La mort terrible de sa sœur de cœur, Fifi, orientera Goucem vers la France, et le dernier espoir de l’exil.

La Papicha

La Papicha est le personnage-trouvaille du film; elle est incarnée à l’écran par l’artiste algéroise Biyouna. La vie des deux femmes, celle de la vie culturelle algérienne et celle du film de Nadir Moknèche, compose un parfait palimpseste. La Papicha est une ancienne danseuse/entraîneuse du cabaret algérois Le Copacabana, où Biyouna elle-même s’est produite comme chanteuse et danseuse.

La Papicha et sa fille Goucem sont originaires de Sidi-Moussa, dans l’arrière-pays (wilaya de Blida). Mais elles ont dû fuir la présence des « barbus » et, comme beaucoup d’autres, elles ont émigré vers la capitale. Le père, l’époux de La Papicha n’est jamais nommé : on sait seulement qu’il a péri en 1995, probablement au cours d’un attentat. Grand absent de l’histoire, il est omniprésent dans la vie affective de l’artiste veuve qui, quand elle ne lui porte pas des fleurs au cimetière, boit à sa mémoire. Dans un bar algérois, la musique de Cheba Djenet porte l’austère Papicha aux larmes. Ivre, elle ôte son foulard, dénoue ses cheveux, et, si les hommes viennent à elle pour danser, elle danse pour « celui qui est mort de dégoût ».

La Papicha – Un double. Vous savez de quoi il est mort mon mari ?

Un homme au bar, hors-champ – Oh vous savez,  Madame,  par les temps qui courent…

La Papicha – Sans glace. Pire Monsieur. Pire. Il est mort de dégoût. Remets-moi Cheba Djenet. S’il-te plaît.

Ne m’enviez pas. Laissez-moi tranquille.

N’attisez pas le feu.

Je l’aime. J’ai peur de le perdre.

Je suis jalouse. C’est normal, je l’aime.

Je meurs pour lui. Je ne le quitterai jamais.

(Cheba Djenet, Matejabdoulich, la traduction reprend les sous-titres du film)

L’ivresse de La Papicha cache les deux maux qui la rongent : le deuil de son mari disparu mais aussi le trauma des « années noires ». Ainsi les deux femmes, Goucem et La Papicha, se protègent mutuellement : la peur des « Barbus » les obsèdent ; surtout La Papicha, ancienne artiste de cabaret – désormais considérée comme prostituée, qui vit dans la crainte d’être reconnue et égorgée – tandis que « Boutef’ promet que le terrorisme c’est fini. ». Celle qui refuse de « s’abaisser à demander un visa aux français » se lance dans une entreprise risquée afin d’obtenir la réouverture du cabaret Le Copacabana, fermé par les « Barbus » pour un jour y ouvrir une mosquée. La Papicha entre en contact avec les héritiers du cabaret, qui ont conservé les traces d’un Alger désormais muséal. Sur les murs du Rouge Gorge, cabaret tenu secret qui reçoit toute la clientèle des anciens cabarets d’Alger, les portraits des artistes qui ont fait la gloire du Copacabana comptent entre autres ceux de La Papicha. Le propriétaire du lieu interdit, Monsieur Farès, y vit avec son compagnon, un travesti. Tous deux invitent La Papicha à monter sur les planches de nouveau. Si le vœu de La Papicha s’exauce, elle doit pourtant transmettre son art pour que le régime de la censure ne vainque pas. Sa disciple sera Tiziri, la fille de ses voisins à la pension Debussy. Puisqu’on a fermé l’école de danse pour y ouvrir une mosquée, La Papicha enseigne à la petite fille la danse et l’art de la sensualité entre les murs de sa chambre. La Papicha chante sur la scène du Rouge Gorge au moment même où Goucem enterre Fifi.

Fifi

Fifi est le personnage qui noue le drame à l’œuvre. Prostituée de l’âge de Goucem, les deux jeunes femmes sont très proches et se confient, se conseillent, et se protègent mutuellement. Fifi est celle qui détient les solutions, et certains secrets aussi.

Elle occupe une chambre dans la pension Debussy, et n’entretient aucune relation avec La Papicha qui la méprise. La Papicha souffre de l’amalgame fait communément entre son statut d’artiste et le métier de prostituée, elle n’hésite donc pas à afficher son antipathie pour Fifi – qui de plus pourrait attirer les « Barbus » à la pension… Malgré tout, Fifi demeure le personnage le plus jovial de la triade, comme si, hors du temps, les années de sang ne l’avaient pas atteinte. Sa science, c’est les hommes, et elle va tenter de sauver le couple que Goucem croit former avec Sassi. Pourtant, elle ne partage pas les angoisses de Goucem et vit sans désir d’être mariée ni d’enfanter un jour. Sa vie s’inscrit dans une routine très scénarisée : des hommes lui rendent visite à la pension, et Fifi les accueille bardée d’artifices. Dans sa chambre, lingerie de soie, perruques et fards signalent un lieu où le corps est libéré. En regard de La Papicha dont le corps est empaillé, de Goucem dont le corps est censuré, il y a Fifi et ses personnages, qui alimente le désir et brise les valeurs morales. Ses mascarades subvertissent l’ordre installé : quand se travestit-on réellement ? Dans les rues de la casbah, Fifi voile même son visage ; mais chez elle c’est en guêpière et affublée d’une perruque qu’elle reçoit les appels de ses clients sur son téléphone portable…

Goucem scelle le sort de Fifi le jour où, par jeu macabre, elle vole l’arme à feu d’un des clients de Fifi. L’homme, qui est membre de la sécurité nationale, prend l’affaire au sérieux et tente de kidnapper Fifi qui ne parvient pas à fuir longtemps. Et Fifi paie pour ses péchés, car chacun s’empare de son corps surexposé, objet public. Son client l’abat, rétablit la suprématie patriarcale et légitime l’ordre par la violence. La mer avale son cadavre et le rejette sur la baie, au petit matin. Le père de Tiziri, son voisin, la dépouille de tous ses biens alors qu’elle est portée disparue. Et enfin la morgue de l’hôpital, inondée par les eaux, traduit le pouvoir qui irradie de ce corps. C’est Goucem qui lui offre la paix, en lui donnant une sépulture.

Fifi est le personnage donné en sacrifice par les nécessités de l’Histoire. Après sa mort, chacune des deux autres femmes trouve sa voie dans une société qui les rejette. Pour Goucem s’offre la promesse de l’exil, avec Samir et Yacine, homosexuels. La Papicha elle, renoue avec les souterrains de sa vie d’avant la guerre, en attendant que le jour se lève… Pourtant on ne saurait décrire Viva Laldjerie comme une tragédie. Les indices structurels y sont présents : Fifi et ses comparses défient et dévient l’ordre religio-patriarcal.  Mais Fifi est tuée non pour sa faute, mais pour celle que l’homme a commise. La liberté n’est jamais punie dans le film. Malgré la peur qui habite les femmes de la pension. Moknèche montre que les valeurs ne sont en rien immuables, à condition pourtant d’anéantir l’ordre barbare. Dès lors, les trois femmes ne sont pas à saisir comme des victimes sacrificielles, mais comme des résistantes puissantes et subversives.

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