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Hector de Saint-Denys Garneau, Oeuvre

La poésie québécoise dans la modernité

par Stéphane Labbe*

Si la poésie québécoise reste, au début du XXe siècle, attachée à certaines traditions avec les poètes régionalistes, une génération appelée « exotiste », parfois aussi « parisianiste » (on voit dès lors en quoi consiste l’exotisme), conteste la routine d’une poésie versifiée qui, consciencieusement, s’adonne à la célébration du terroir. Guy Delahaye, par exemple, s’attache à faire émerger la dimension ludique du poème, anticipant sur les recherches de l’Oulipo. Jean-Aubert Loranger abandonne la rime et s’essaie timidement au vers libre. Les exotistes auront leur revue, Le Nigog, éphémère tentative pour secouer le joug d’une tradition qui reçoit le soutien des instances officielles. C’est cependant un poète solitaire, au destin fulgurant, qui fera entrer la poésie québécoise dans la modernité : Hector de Saint-Denys Garneau.

Le poète maudit

Comme Nelligan, Saint-Denys Garneau (1912-1943) se voit auréolé de la légende d’un destin tragique qui le fait entrer dans l’imagerie des « poètes maudits » verlainiens. Né à Montréal, dans un milieu aisé, il s’attache très tôt au domaine familial et rural de Saint-Catherine de Fossembault, qui constituera une source d’inspiration essentielle à sa poésie. Il reçoit l’éducation austère dispensée dans les écoles catholiques et manifeste assez vite des dons pour la poésie et la peinture qu’il ira étudier en Europe. A partir de 1934, il participe à l’aventure de La Relève, revue culturelle alimentée par un groupe d’amis qui cherchent à susciter la conscience d’une culture québécoise chez leurs contemporains. Il fait paraître, en 1937, Regards et jeux dans l’espace, le seul recueil publié de son vivant. L’œuvre reçoit un accueil mitigé et fait l’objet d’une critique virulente de Claude-Henri Crignon qui poussera le poète à la retirer des librairies. Saint-Denys Garneau s’enferme alors peu à peu dans le silence, il mène une existence recluse dans le domaine de Saint-Catherine, poursuit son œuvre poétique jusqu’en 1938 mais ne publie rien. Il rédige un journal intime qui révèle les tourments d’une âme incandescente pour laquelle prime la quête de l’absolu mais le journal s’interrompt en 1939, ses dernières lettres datent de 1941. Il trouve la mort, en 1943, lors d’une promenade en canot dans des circonstances mystérieuses.

Le destin de Saint-Denys-Garneau (comme celui de Nelligan) reflète l’aliénation de la jeunesse, du désir, aux conventions d’une société marquée par le rigorisme moral et religieux. Les dernières années du poète ont, semble-t-il, été consacrées à une intense quête de l’absolu que contrariait de violentes périodes de dépressions. Ses poésies posthumes furent recueillies en un recueil intitulé Les solitudes et confirment l’immense talent du poète, son journal, publié en 1954 révèle une personnalité inquiète, assaillie par le doute et la culpabilité mais aussi lumineuse, éprise et de liberté et d’infini, la personnalité d’un poète hors norme qui devait faire entrer la poésie québécoise dans la modernité.

Regards et jeux dans l’espace

Le recueil de Saint-Denys Garneau, publié en 1938, constitue une véritable rupture dans la poésie québécoise. Pour la première fois on y utilise de façon systématique le vers libre, et avec quel brio ! Pour la première fois l’inspiration se désolidarise des conventions poétiques : à une rhétorique fleurie, le poète préfère le dépouillement d’un langage épuré, la mise en œuvre d’images et de symboles élémentaires.

Le poème liminaire donnera une idée de l’efficacité avec laquelle Saint Denys Garneau use du vers libre :

Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise

Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste

Immanquablement je m’endors et j’y meurs.

Mais laissez moi traverser le torrent sur les roches

Par bonds quitter cette chose pour celle là

Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux

C’est là sans appui que je me repose.

Un tercet de mètres impairs (13/13/11) précède un quatrain aux mesures majoritairement paires (13/ 12/14/10), l’expression du malaise et du déséquilibre s’incarne dans l’utilisation des mesures impaires qui s’accompagnent d’un rythme aux incohérences marquées ; l’équilibre retrouvé, la vie, explosent dans les mesures paires aux rythmes croissants du quatrain. Le poème liminaire annonce par ailleurs les grands thèmes de l’œuvre : le malaise, lié à l’enfermement et à l’inertie, la vie associée au mouvement dans l’espace et au jeu. Le recueil explore cette dualité entre vie et non-vie, entre aspiration à l’épanouissement, au mouvement et poids du préjugé, des conventions culturelles.

La nature constitue, dans cette quête de liberté, l’adjuvant essentiel, une sorte de miroir de l’infini :

« Ils [les yeux] sont conduits à la douce ondulation des cimes, et y demeurent balancés, en suspens. L’espace, l’illimité se trouve au-delà, mystérieusement caché et nous lance un appel indéfini, extrêmement captivant. »

Elle procure aussi au poète un symbolisme simple, l’arbre lui fournit le modèle de l’esquisse et lui permet d’affirmer l’unité profonde de sa démarche artistique de peintre et de poète :

Est-il rien de meilleur pour vous chanter les champs

Et vous les arbres transparents

Les feuilles

Et pour ne pas cacher la moindre des lumières

Que l’aquarelle, cette claire

Claire tulle ce voile clair sur le papier.

Ne pas cacher la moindre lumière, voilà l’un des éléments clés de la poétique de Saint Denys Garneau. Conscient de sa propre misère, douloureusement hanté par la prescience de la mort, il recherche dans l’épure la beauté qui permettrait de transcender le néant :

Je suis une cage d’oiseau
Une cage d’os
Avec un oiseau

L’oiseau dans ma cage d’os
C’est la mort qui fait son nid…

Héritage d’un catholicisme qu’il ne reniera jamais, nostalgie du paradis perdu, c’est naturellement l’image de l’enfant qui vient incarner l’idéal tant scruté. Le thème de l’enfance est aussi essentiel à Saint Denys Garneau qu’il l’aura été pour Nelligan.

L’enfant qui joue, c’est le poète qui crée, l’enfant opprimé dans son désir de danser, c’est la fantaisie brimée par une société coercitive. Le jeu, l’espace apparaissent, à ce titre comme les symboles clés d’une poétique de la liberté qui élève la fragilité de son chant contre les rigueurs de la société. :

Mes enfants, vous dansez mal
Il faut dire qu’il est difficile de danser ici
Dans ce manque d’air
Ici sans espace qui est toute la danse

Incompris, mal jugé, le poète préférera le silence à la danse des mots qu’il avait si magistralement orchestrée. Son silence, sa mort prématurée en feront une icône à la manière de Rimbaud, raillé par ceux qui condamnent toute indifférence aux tumultes du monde, il acquiert peu à peu la place qui lui est due, celle d’un novateur qui a su inscrire l’identité canadienne dans l’universel de la poésie.

* Cet article est un extrait de Stéphane Labbe, Poésie, rhétorique, registres et poésies francophones, chap. 45, Paris, Ellipses, 2009. Ouvrage à paraître. Nous remercions l’auteur de nous l’avoir transmis.

Saint Denys Garneau, « C’est là sans appui », Regards et jeux dans l’espace.

Saint Denys Garneau, Journal.

« L’aquarelle », op. cit.

« Cage d’oiseau », op. cit.

« Spectacle de la danse », op. cit.

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