Redécouvrir Batouala, roman anti-colonial
par Virginie Brinker
Batouala, souvent considéré comme le premier roman de la Négritude, a valu à son auteur martiniquais, René Maran, le prix Goncourt en 1921. René Maran est né en Martinique de parents guyanais. Il a été formé dans les meilleurs lycées de France et est devenu fonctionnaire de l’administration coloniale. Sous-titré « véritable roman nègre », Batouala décrit et dénonce la colonisation en Oubangui-Chari (ancien nom de la République Centrafricaine). Il y aurait beaucoup d’éléments à analyser dans Batouala, grand livre d’amour et de fureur – notamment la dimension lyrique de l’œuvre, la nature comme actant du récit, ou encore la question des traditions et de la musique –, mais nous concentrerons notre propos sur la place de la colonisation dans le roman.
En effet, c’est l’expérience d’administrateur préfectoral de l’auteur, Noir et Français, dans cette région africaine en 1912 qui l’a poussé à écrire1. A vrai dire, un premier récit intitulé Djogoni2 rend compte de cette expérience et de la situation inconfortable de Noir chargé de représenter auprès d’autres Noirs la puissance coloniale, mais il sera publié à titre posthume. Dans Batouala, l’auteur donne pour la première fois aux « Nègres » le statut de personnages principaux, et même si certains intellectuels noirs ont accusé l’auteur d’ambiguïté3, il n’en demeure pas moins que l’œuvre, à la relecture, possède une dimension fortement polémique et inaugurale dans le combat anti-colonial. La préface de Batouala a notamment fait date. Considérée comme choquante à l’époque, elle a contraint l’auteur à démissionner en dépit du succès d’estime de son roman. On peut y lire des phrases sans équivoque telles : « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents (…) Tu bâtis ton royaume sur des cadavres4 » ou encore « la large vie coloniale, si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu5 », dénonçant la déchéance, la lâcheté et la cruauté des colons.
Regards sur « l’homme blanc » et jeux de portraits
« Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus », écrivait Jean-Paul Sartre, dans Orphée noir6 en 1948. Or, voix du narrateur et du personnage de Batouala se mêlent dans les deux premiers chapitres par l’entremise du discours indirect libre. Les allusions à la colonisation sont constantes, mais du portrait de « l’homme blanc » (p. 41-44), nous retiendrons la mise en œuvre du registre satirique :
Les blancs pestent contre la piqûre des moustiques. Celle des « fourous » les irrite. (…) En un mot, tout les inquiète. Comme si un homme digne de ce nom devait se soucier de tout ce qui vit, rampe ou s’agite autour de lui. Les blancs, aha ! les blancs… N’affirmait-on pas que leurs pieds n’étaient qu’une infection ?
Le satirique est porté par le discours indirect libre, car c’est bien le point de vue de Batouala qui est adopté. Les périphrases cherchant à se moquer des chaussures du blanc en attestent par exemple : « Quelle idée aussi que d’emboîter [ses pieds] en des peaux noires, blanches ou couleur de banane mûre ? », de même que celles qui désignent leurs chapeaux (« se couvrir la tête de petits paniers ou de calebasses d’espèce singulière »7). Les référents déployés dans ce long portrait via les périphrases sont bien ceux de la culture de Batouala et voilà qui est tout à fait novateur. En effet, les romans coloniaux ne faisaient jusque là part que du point de vue, du Blanc, du colon, sur la culture qu’il découvrait. Le point de vue est ici inversé et marque donc un tournant dans l’esthétique du genre8.
Ce portrait de « l’homme blanc » s’oppose en tout point à celui du grand chef Batouala. Tout se passe en effet comme si Batouala était une figure allégorique, celle des traditions en passe d’être détruites par les Blancs. Le premier portrait du personnage est élogieux, les hyperboles et le registre épique qui le caractérisent, font du grand chef une figure de l’héroïsme :
On renommait, du reste, sa force légendaire, d’un bout à l’autre du pays banda. Ses exploits, qu’ils fussent amoureux ou guerriers, son habileté de vaillant chasseur et sa fougue se perpétuaient en une atmosphère de prodige9.
Le second portrait de Batouala, opéré par la voix mêlée à celle du narrateur de Yassigui’ndja, épouse du grand chef, souligne d’ailleurs cette opposition :
Quel bon mari que Batouala ! Nul plus que lui ne paraissait digne de respect et de gratitude. Elle n’avait eu jusqu’ici qu’à se louer de sa bonhomie. Jamais de saute d’humeur. Jamais un mot plus haut que l’autre, sauf quand il s’en prenait aux blancs10.
La colonisation en question
Dans Batouala, comme plus tard dans les romans d’Ahmadou Kourouma11, la langue française se trouve émaillée de termes indigènes, qui la minent de l’intérieur, comme c’est le cas dans le monologue intérieur de Batouala qui ouvre le roman. Il s’agit peut-être de lui faire subir, comme dans le projet de l’écrivain ivoirien, des torsions à même de répondre métaphoriquement à la violence symbolique qu’elle représente. Dans Batouala, la langue française est d’ailleurs présentée comme un instrument d’oppression, comme en atteste cette remarque, que l’on pourrait considérer comme métatextuelle :
Le travail ne pouvait donc l’effrayer. Seulement dans la langue des hommes blancs, ce mot revêtait un sens étonnant, signifiait fatigue sans résultat immédiat ou tangible, soucis, chagrins, douleur, usure de santé, poursuite de desseins chimériques12.
S’ensuivent un certain nombre de jeux linguistiques satiriques, comme dans le chapitre 5 dans lequel les habitants devisent notamment sur la première Guerre Mondiale et les « grands palabres qu’il y a actuellement entre les blancs frandjés et les blancs zalémans13 », les deux peuples belligérants.
Mais dans ce même chapitre, il est également question des soldats noirs enrôlés dans l’armée française : « On commence, paraît-il, à embarquer tous les ‘ yongorogombés ‘ (…) On envoie tous les « longs fusils », tous les tirailleurs sénégalais sont dirigés sur M’Poutou. » (p. 91). Et les pages suivantes (92-93) sont fondamentales en ce qu’elles reproduisent le débat des habitants sur la colonisation et les colonisateurs. Le registre tragique (marqué par le fatalisme, voire le déterminisme de certains arguments) et le registre polémique (repérable par la véhémence du propos), tout à fait antagonistes, s’affrontent, ce qui est bien rendu formellement par la stichomythie :
– Nous aurions dû massacrer les premiers qui sont venus chez nous.
– Nous ne l’avons malheureusement pas fait.
– Mieux vaut, à présent, nous résigner.
– Ehein !… Gardons les frandjés…
– Comme on garde ses poux.
– Leurs successeurs seraient peut-être pires.
– Pourtant, non seulement ils ne nous aiment pas, mais encore ils nous méprisent et nous détestent.
– Soyons juste… Nous les payons en retour.
– Massacrons-les donc !
– C’est ça.
– Ayayayayaille !… Nous les massacrerons…
– Un jour…
– … qui n’est pas près de luire…
L’intervention sans équivoque de Batouala met fin à l’échange, et choisit clairement le camp de la résistance à l’oppresseur. Son discours est marqué par le champ lexical de la nostalgie d’un âge d’or révolu depuis l’arrivée des premiers Blancs. L’esclavage est violemment décrit et dénoncé par des formules rendues lapidaires par l’utilisation d’énumération de phrases nominales : « Pas de portage. Pas de caoutchouc à faire ni de routes à débrousser. », « cases à construire, plantations à ensemencer » (p. 94). La suite du discours est plus ambiguë : « Notre soumission ne nous a pas mérité leur bienveillance » (p. 95), « Au fond, on obéirait bien aux « boundjous », sans même songer à protester, s’ils étaient seulement plus logiques avec eux-mêmes », autrement dit moins inhumains, vu ce qui précède (p. 96). Toutefois, ce dernier argument ne peut-il pas être considéré comme rhétorique ? Ne s’agit-il pas, loin de justifier la colonisation, de parvenir à rendre audible, pour un lecteur occidental de l’époque, l’argumentation anti-coloniale ? D’autant que le discours se change progressivement en véritable diatribe anti-coloniale :
Les « boundjous » ne valent rien. Ils ne nous aiment pas. Ils ne sont venus chez nous que pour nous faire crever. (…) Je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des « boundjous ». Jusqu’à mon dernier souffle, je leur reprocherai leur cruauté, leur duplicité, leur rapacité14.
« Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? », pourrait-on dire avec Jean-Paul Sartre15 en guise de conclusion.
1 « Mais j’ai mis six ans à parfaire [ce roman]. J’ai mis six ans à y traduire ce que j’avais, là-bas, entendu, à y décrire ce que j’avais vu », extrait de la Préface de René Maran, Batouala, Magnard, collection « Classiques et Contemporains », 2002, [Editions Albin Michel, 1938].
vraiment j etais fiere d cette lecture
je suis très ravis de l’oeuvre
En effet, c’est un véritable classique!
Merci pour ce texte!, je suis mexicaine et dans mon cours de littérature nous sommes en train de faire un commentaire lineaire de Batouala