« Edward Saïd, un écrivain à la frontière des arts »
par Lama Serhan
Les éditions Chèvre Feuille étoilée proposent une série de portraits assez étonnants. De grandes figures modernes sont vues à travers la voix de leurs amis, collègues, proches. C’est ainsi qu’Amina Bekkat dans Edward Said, Variations sur un poème[1] dresse le portait d’Edward Saïd à partir d’un poème de Mahmoud Darwish. Ces deux hommes n’étaient pas seulement liés par leur identité commune mais aussi par une amitié forte. A la mort de Saïd, Darwish écrit un poème en hommage à son ami.
Amina Bekkat en reprend alors quelques vers. Ils constituent les titres des chapitres de ce petit livre. Cet essai est une étude très intéressante de la figure de Saïd. Palestinien né à Jérusalem en 1935, professeur de littérature comparée à Columbia aux Etats-Unis, musicien, co-fondateur du West-Eastern Divan Orchestra, écrivain prophète à la vision acerbe sur notre monde, l’incroyable vie d’Edward Saïd est décortiquée à la fois par le regard de Bekkat et par la poésie de Darwish.
Il faut noter aussi une grande richesse bibliographique, Bekkat cite souvent Saïd lui-même pour appuyer ses propos. Les amoureux de Saïd y trouveront ainsi un éclairage évident, quant à ceux qui le découvrent, ils remarqueront l’aspect hautement universel de cet homme.
Ce livre ne se veut pas être une réflexion philosophique, bien au contraire, nous avons l’impression d’être face à une biographie. Sa subtilité est de convoquer l’œuvre de Saïd à travers ses différents déplacements géographiques. L’homme voyage, le théoricien analyse. Son identité d’exilé pousse Saïd à aller vers l’enseignement des littératures comparées avec plus précisément un attachement aux écrivains en mouvement. Les explorateurs et les exilés se rejoignent ainsi dans les essais de Saïd. Il ne trouve la paix qu’en identifiant la nostalgie propre aux déplacés. De plus sa présence aux Etats-Unis lui permet d’écrire L’Orientalisme un des essais les plus magistraux sur la vision de l’Orient par l’Occident. Il en remaniera la préface plusieurs fois, doutant de plus en plus d’une probable entente entre ces deux parties du Monde. La guerre en Irak, comme le souligne Bekkat aura raison de son optimisme : « les trésors des musées de Baghdâd réduits en fragments insignifiants et transportés hors des frontières, voilà qui en dit long sur la ‘mission civilisatrice’ de cette guerre coloniale[2] ». La situation tragique du monde arabe et les injustices commises au nom de la démocratie tourmentaient beaucoup Edward Saïd qui savait ses jours comptés alors qu’aucun espoir de paix n’était offert aux Palestiniens[3] . Cette douleur leur est commune, alors quand Darwish demande à Said « T’es-tu infiltré dans hier, le jour où tu t’es rendu à la maison, à ta maison, à Jérusalem, dans le quartier de Tâlibiya ? », Said lui répond dans une phrase résumant toute la tristesse de la situation: « Tel le mendiant je me suis tenu à la porte. Demanderai-je à des inconnus qui dorment dans mon lit la permission de me rendre visite à moi-même cinq minutes ? Me courberai-je avec respect devant les occupants de mon rêve d’enfance ? Me diront-ils : pas de place pour deux rêves dans le même lit. »
Il est touchant de lire cet essai de Bekkat aujourd’hui après la mort de Mahmoud Darwish le 09 août 2008. Ces deux hommes se rejoignaient dans leurs amitiés et leurs idées du monde. Chacun était un humaniste convaincu et un pessimiste contraint.
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