Mes mauvaises pensées : écriture de la vie, récit de morts
par Ali Chibani
Quand Nina Bouraoui écrit : Mes mauvaises pensées (éd. Stock, 2005), nous comprenons : « mes mauvais démons ». Dans un récit prenant et haletant, l’écrivaine franco-algérienne Nina Bouraoui règle ses comptes avec son passé, les morts qui lui pèsent et rompt les liens avec les morts qu’elle a ratées et qui la hantent encore. Mes mauvaises pensées, prix Renaudot 2005, est une tempête de révélations faite par une narratrice qui ne maîtrise plus ses souvenirs et ses obsessions au point de livrer une parole libérée des exigences de la conscience mais soumise aux caprices de l’inconscient : une lave ravageuse et prometteuse d’une nouvelle vie.
Mes mauvaises pensées ressemble plutôt à un râle qui ne s’arrête plus tellement il a été retenu longtemps. Ce récit est constitué d’un seul paragraphe de 286 pages car, dit la narratrice, « Ma vie est d’un trait » (p. 245). Présenté dans les derniers mots de l’œuvre comme une « confession », il est émis par un « je » narrateur assumé complètement par l’auteure. On retrouve le passé de Nina Bouraoui livré, par une écriture à mi-chemin entre le masque et la vérité, avec passion mais sans retenue et sans gêne, au point de se retrouver « nue dans [sa] folie » (p. 14). En réalité, il ne peut en être autrement tant la volonté de l’écrivaine est de (se) révéler toutes ses « phobies » – ses « mauvaises pensées » – pour enfin les dépasser : la distance avec son père, la séparation avec l’Algérie, la mort de ses grands-parents et de ses parents, son corps, le monde… Ces « phobies d’impulsion » sont livrées, dans un « album » (p. 21) d’images obsessionnelles, à un « vous » psychiatre. On le comprend rapidement, ce psychiatre n’est autre que le lecteur lui-même avec qui l’auteure veut instituer un nouveau rapport. Alors qu’on est habitué à lire pour se comprendre, nous sommes amené ici à lire pour comprendre une écrivaine qui nous impose le devoir de l’écoute.
Coupable de tant de choses
Ce rapport a pour objectif de ramener la narratrice-patiente à la réalité en la retirant du monde où l’angoisse la tient recluse : « Je veux retrouver ce temps où je disposais une chaise devant la fenêtre de la chambre, de peur de sauter pendant mon sommeil ; les phobies se sont déplacées, comme moi je me déplace, du réel à un monde qui n’existe pas… » (p. 14). En d’autres termes, elle veut s’attacher à la vie. D’ailleurs, cet ouvrage se veut comme le « livre de la vie » et non de la mort. Cela n’est pas paradoxal quand on entend la narratrice exprimer le sentiment de culpabilité qui domine son existence et dont elle veut se libérer. Elle se sent coupable de ne pas pleurer sa mère qui étouffe, d’être loin d’Alger quand la terre tremble ou encore de tout ignorer de son grand-père paternel… Mais si Nina Bouraoui veut renaître à la vie, c’est qu’elle estime n’avoir pas eu une vie propre à elle. Définissant sa fonction dans la cellule familiale comme celle du « personnage buvard », elle dit absorber tous les maux et toutes les tensions vécues par ses proches. Elle les boit – elle dit « reprend[re] » la tristesse de sa mère – avant qu’elles ne forment son corps qui la répugne par la suite :
Je lis dans un livre qu’il y a un personnage buvard dans une famille (…) une peau qui prendrait tout ; mes livres sont faits de cette peau, la peau lisse et fragile, la peau photographique, mes livres sont devenus mes livres-miroirs, puis mes livres de guerre, puis ils se sont retournés contre moi… (p. 28-29).
Nous retrouvons là le cheminement de cette séance de thérapie. Si la narratrice commence par structurer son image par la déstructuration du récit, car « il faut déconstruire avant de construire » (p. 286), elle va rapidement développer une volonté d’assumer son identité et son individualité à travers l’affirmation de son homosexualité mais aussi de ses origines algériennes qui, en France, sont vues comme une infraction à l’ordre public. Enfin, elle prend conscience de l’impossibilité de guérir. Les mots sont impuissants sous l’emprise du passé comme on est impuissant sous le souvenir de nos morts. La tristesse n’a pas de fin, on est « en faillite de [soi-même] » (p. 29) et « il serait naïf de croire que le temps apaise les peines » (p. 259).
Certes, l’auteure se retrouve, pour ne pas dire s’identifie, dans les films de David Lynch et dans les écrits de Hervé Guibert. Néanmoins, cette identification est inefficace puisqu’elle nécessite la fuite alors que le dilemme à résoudre est de se guérir quand on doit « absorbe[r] le monde pour ne pas être dévorée », c’est-à-dire intérioriser les souffrances du monde et rester libre ou les refuser et subir leur harcèlement. En tout cas, elle pose la question et c’est déjà beaucoup pour un malade qui sait qu’on ne guérit pas du monde et qu’on ne le guérit pas non plus. Pour preuve, après Mes mauvaises pensées, Nina Bouraoui continue d’écrire.
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