« Albert Camus par Maïssa Bey : une œuvre et des femmes »
par Sandrine Meslet
Savez-vous que « que je n’étais rien dans ce que j’ai dit ni écrit[1] » ?
Pour ceux qui ne connaissent que trop l’auteur Albert Camus, Maïssa Bey propose un portrait plus personnel et intimiste de l’auteur dans ce court essai intitulé L’ombre d’un homme qui marche au soleil[2]. Elle entame son récit avec ces mots :
Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps pour oser à mon tour passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la page […] D’aller au-delà du culte, de rechercher la dimension humaine en lui[3].
Il m’a fallu pour cela écouter attentivement celui qui, au sommet de la gloire, a osé écrire « Il y a en moi un vide affreux, une indifférence qui me fait mal[4]. »
Il s’agira donc aussi pour la romancière d’évoquer l’importance de l’œuvre de Camus dans son propre passage à l’écriture. Ceci explique en partie le choix de faire parler Camus par l’intermédiaire d’une voix qui nous semble surgir d’outre-tombe et qui apparaît dès les premières lignes du récit.
Libre à vous de vous acharner à me voir autre, à vouloir coûte que coûte découvrir qui je suis dans ce que je dis, à tenter de me chercher sous les masques, à traquer ma vérité en chacun de mes personnages[5].
Maïssa Bey ne renonce pas à la fiction dans son récit mais la détourne afin de célébrer au plus près un homme complexe proprement hanté par l’image des femmes. Car, au cœur de la poétique d’Albert Camus, se dessine le visage d’une femme et d’une mère « D’abord la mère. Car, précise Camus, ‘Tout homme est le premier homme, c’est pourquoi il se jette aux pieds de sa mère[6]’ », muette et solitaire, au nom de laquelle l’écriture du fils vient combler le silence :
Pour tout homme, et c’est un lieu commun que de le souligner, au commencement il y a la mère. La première femme. L’on sait d’ailleurs l’importance de la mère pour Camus, son attachement pour l’être qu’il place « au centre de son œuvre ».[7]
Elle illustre la complexité des liens qui l’unissent à sa mère, la mère demeurant un sujet inépuisable et inépuisé par la poétique de l’auteur, et à ce mutisme maternel semble répondre la parole prolixe d’un fils acharné à découvrir la vérité de celle qui se cache « Là encore, ou plutôt déjà, l’aveu conscient et douloureux d’une impuissance à communiquer avec l’être dont on se sait le plus proche[8]. » Jusqu’à l’aveu d’impuissance et la demande de pardon qui lui fait suite, l’échec de Camus résonne comme une prière, une confession à laquelle il emprunte son lexique religieux « Ô mère, pardonne ton fils d’avoir fui la nuit de ta vérité. »
Le mélange de propos issus des Carnets rédigés par l’auteur d’une part et d’extraits de son œuvre romanesque d’autre part est intéressant dans la mesure où il confronte deux types d’écrits, l’un personnel et l’autre romanesque, et en illustre les infinis prolongements. On ne réussit plus vraiment à distinguer la parole propre à la fiction de celle bien réelle de l’auteur, à savoir si toutefois une telle délimitation est opérable chez un écrivain, et le lecteur est amené à reconnaître en Camus une âme de personnage. La réflexion de l’auteur sur un sujet tel que l’amour ne révèle rien de plus sur sa personnalité mais trace le portrait d’un être complexe et versatile, recherchant sa vérité sans jamais la trouver.
Que des personnages reflètent ou non des aspirations propres à leur auteur, la question est pour le moins insoluble et elle n’a d’ailleurs que bien peu d’importance en ces termes. Au demeurant, l’un des principaux attraits de la littérature réside dans cette tension narrative qui peut se résumer en ces termes : nous savons qui parle sans toutefois savoir ce qu’il pense. Investir le champ du personnage et se reconnaître dans cet être de fiction apparaît comme l’unique mission du lecteur :
La sensualité et elle seule, régnait dans ma vie amoureuse. Je cherchais seulement des objets de plaisir et de conquête…même pour une aventure de dix minutes, j’aurai quitté père et mère, quitte à le regretter amèrement. Que, dis-je, surtout pour une aventure de dix minutes et plus encore si j’avais la certitude qu’elle serait sans lendemains[9].
Que le personnage de La Chute nous permette de lire le cœur de Camus et de mieux le comprendre, rien n’est moins sûr car l’auteur aime se cacher loin de nos regards inquisiteurs. Cependant que le questionnement du personnage rejoigne l’universelle question du sentiment amoureux et l’herméneutique qui s’y rattache, il en est certainement question ici :
Qui peut-être sûr d’aimer ? Mais tout le monde sait reconnaître l’émotion. Cette chanson, ce visage, cette fois profonde et souple, cette vie ingénieuse et libre, c’est tout ce que j’attends et j’espère. Et s j’y renonce, ils demeurent néanmoins comme autant de promesses de libération et comme cette image de moi-même dont je ne puis me détacher[10].
La contradiction ne fait d’ailleurs pas peur au personnage de Camus puisque, quelques pages plus loin, on peut lire « Bien entendu le véritable amour est exceptionnel deux ou trois par siècle, à peu près. Le reste du temps, il y a la vanité et l’ennui[11] » qui nous démontre une fois encore combien l’auteur se joue de nous au sein de la fiction en faisant dire au personnage tout et son contraire.
A nous, lecteurs, de ne jamais oublier la phrase de Camus, extraite du premier homme et citée par Maïssa Bey, « j’en ai assez de vivre selon l’image que d’autres donnent de moi. Je décide l’autonomie[12] » en nous montrant, nous lecteurs à la hauteur de la fiction et du jeu qu’elle implique.
[1] Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marche au soleil Réflexions sur Albert Camus, Algérie, Ed. Chèvrefeuille étoilée, 2004, 99p., p.21
[2].Ibid.
[3] Ibid, p.14
[4] Ibid, p.15
[5] Ibid, p.20
[6] Ibid, p.44
[7] Ibid, p.61
[8] Ibid, p.50
[9] p.76 in La Chute
[10] Ibid, p.69
[11] Ibid, p.69 Ibid
[12] Maïssa Bey, op. cit., p.28
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