« Les personnages écrivains dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé : altération littéraire ou portrait ironique ? »
par Mouhamadou Cissé
Publié en 1989, Traversée de la Mangrove[1][1] s’intègre au « cycle identitaire » des romans de Maryse Condé, dans le sens du retour à la poétique guadeloupéenne, après l’errance africaine de l’auteure. Ce roman, inscrit au cœur du pittoresque insulaire, réunit les membres méfiants de la petite communauté insulaire, Rivière au Sel, à déballer inlassablement leur passé, à tour de rôle, pendant la veillée funèbre à la mémoire de Francis Sancher. Bien que les voix narratives se multiplient, les témoignages habituels, récapitulant le passé caribéen, n’en renseignent pas moins sur la vie secrète et mystérieuse de celui dont on célèbre les funérailles, lors d’une nuit pluvieuse. Les personnages ont juste le temps de bavarder, de prier à cœur ouvert, mais l’œuvre manifeste au fond les paradoxes de la société insulaire à la recherche de ses valeurs. Parmi ces tentatives de recouvrer les identités, l’écriture, un acte captivant auquel se livrent des personnages enthousiastes, joue un rôle clef, amusant, mais ironique au regard de la distanciation élaborée par Condé. Ce qui est frappant dans cette activité artistique, c’est la quête d’une légitimité littéraire par des personnages tournés en dérision. Au-delà des noms d’écrivains qu’ils clament, et des styles qu’ils proclament, les personnages plus que prétentieux ont altéré le rôle de l’artiste, selon Maryse Condé, mais il faut y voir une leçon d’écriture.
Les intentions d’écrire face à la critique auctoriale: l’art inachevé
Dans un procédé de constructions intérieures, il ressort clairement dans Traversée de la Mangrove la peinture de personnages antillais qui empruntent les chemins de l’écriture, ceux déjà traversés par de grands écrivains de la Caraïbe. L’art décrire des livres est représenté dans ce roman où des faux-semblants de l’écrivain discutent pompeusement de concepts littéraires, de techniques narratives, sans arriver à la création qui leur pose des problèmes. Ici, la mise en abyme[2][2] consiste essentiellement à mettre à distance des êtres obsédés par l’écriture, qui est un élément de la narration, donc une passion agissante, mais dangereuse pour ces apprentis qui s’exercent à la littérature. Néanmoins, l’ironie de l’auteur est là, elle se dresse férocement contre la folie qui érige en règle le rêve des grandeurs littéraires.
D’abord, le roman de Francis Sancher, celui-là même que le lecteur est en train de lire, Traversée de la Mangrove, ne sera jamais achevé. Peu importe que le livre ne soit pas écrit. Le projet du roman, ainsi que les particularités dégagées, élaborent un champ littéraire vaste et ambitieux qui rehausse, valide et institue le texte, alors qu’il n’est pas encore réalisé ou écrit. Or, Francis Sancher se réclame à la fois d’être romancier et critique littéraire, un double jeu ironiquement contraint à l’échec, car même si l’art n’a pas de limites, l’écrivain, lui, (Francis Sancher) en présente beaucoup au regard de son roman inachevé :
-Tu vois, j’écris. Ne me demande pas à quoi ça sert. D’ailleurs, je ne finirais jamais ce livre puisque, avant d’en avoir tracé la première ligne et de savoir ce que je vais y mettre de sang, de rires, de larmes, de peur, d’espoir, enfin de tout ce qui fait qu’un livre est un livre et non une dissertation de raseur, la tête à demi fêlée, j’en ai trouvé le titre : « Traversée de la Mangrove ! » [3][3]
Est soulevée dans cette esquisse littéraire la notion de « particularisme », pierre de touche et fondement thématique dans les œuvres caribéennes. Cette image définit la totalité du monde créole, symbolise les espoirs et les déceptions des Antillais dont les exemples sont donnés dans le roman par les voix féminines et souffrantes (Mira et Dinah). Le plus frappant dans cette création, c’est l’indifférence de la société qui rejette le livre et banalise le statut de l’écrivain antillais. Un malentendu sans précédent est né, c’est le divorce entre l’artiste et le public ; l’un veut symboliser dans l’art la société, l’autre considère l’écriture comme rêve inutile auquel s’adonnent des paresseux. Francis Sancher est victime de cette attaque qui singularise Rivière-au-Sel par son pouvoir de démythifier l’écrivain, son art est loin d’être sacré aux Antilles. Moïse, le Facteur très détesté du village, trouve les mots justes pour railler l’écrivain, rejeter sa légitimité dans une société où les besoins se trouvent ailleurs : « Un écrivain, est-ce donc un fainéant, assis à l’ombre de sa galerie, fixant la crête des montagnes des heures durant pendant que les autres suent leur sueur sous le chaud soleil du Bon Dieu[4][4]. »
On le voit, le terme « écrivain » sonne comme un couperet dans ce village, microcosme des Caraïbes. La surprise des habitants est grande, quand ils aperçoivent Francis Sancher assis devant une machine à écrire exerçant sa passion. Ce spectacle leur apparaît étrange, cette activité est surprenante et insolite dans l’imaginaire social et populaire. Seul Lucien Évariste méritait le nom d’écrivain, et c’était d’ailleurs par moquerie, par complaisance ironique. Car il croyait être écrivain, bien qu’il n’eût écrit aucun roman, aucun récit. Cette dérision rappelle d’autres mécanismes littéraires pour ridiculiser davantage Émile Étienne, le personnage qui prétendait être un historien, alors qu’il n’avait publié qu’une « brochure que personne n’avait lue « Parlons de Petit Bourg [5][5] ». Là encore, c’est la société qui constitue le blocage de l’art, puisque le dialogue et la communication sont interrompus par le refus de lire : la lecture n’enchante pas du tout les protagonistes, à l’image d’Emmanuel Pélagie qui la conçoit comme une façon de perdre le temps dans des histoires futiles. Cette distance du public est-elle un manque de considération à l’encontre de l’écrivain, ou un simple constat de l’auteur faisant allusion à la période historique dans les Plantations, où les esclaves ne lisaient pas, attirés par d’autres activités comme le chant et la danse ? Dès lors, un dessein de l’auteure se dégage de ce malentendu symbolique : privilégier le goût de la lecture comme processus d’affirmation de l’identité littéraire et culturelle. Ce dessein porte aussi un jugement sur les écrivains antillais: ils doivent toucher profondément le public, bien au-delà du rôle de porte-parole qui véhicule idéaux, espoirs, déceptions et préoccupations de la société.
La recherche sans aboutissement d’une forme d’art
Le fait d’entraîner les personnages dans la recherche de figures esthétiques à leur manuscrit, constitue un effet de dévoilement progressif de leurs incompétences. Plus ils examinent les styles abordés dans la littérature antillaise, sur le plan des formes et des thèmes, plus ils deviennent des angoissés, subitement terrorisés par un malaise qui atténue la volonté d’écrire. Mais le faire valoir n’est utilisé que pour présenter, d’une part, les choix nombreux qui s’offrent à l’écrivain antillais et, d’autre part, la complexité du métier du littéraire. On comprend pourquoi les personnages écrivains de Condé recherchent des modèles littéraires, en posant le débat perpétuel et complexe sur la créolité. D’où les hésitations qui les traumatisent, et ils n’arrivent pas à écrire, partagés entre des choix multiples. D’ailleurs, Lucien Évariste n’échappe pas aux remarques de Maryse Condé qui écrit ceci: « Il n’arrivait à rien, hésitant entre fresque historique retraçant les hauts faits des Nèg mawon, et une chronique romancée de la grande insurrection du sud de 1837. [6][6]» L’exaltation des faits et gestes des esclaves insoumis, la relation de l’héroïsme historique, relèvent de l’écriture patriotique, voire profondément identitaire que Maryse Condé avait reprochée à son personnage Djeré des Derniers rois mages (1992). C’est la même distanciation que Traversée de la Mangrove exécutait devant l’obstination de Lucien Évariste, être nostalgique de l’histoire des Caraïbes qu’il entendait enregistrer en français. Mais la mise en abyme brise les projets d’un ouvrage guadeloupéen, dans le sens des mœurs, écrit en langue française. Aussi les protagonistes et amis de Lucien se chargent-ils d’invalider son intention littéraire. Ils s’interrogent, jusqu’à le décourager, sur l’originalité d’un texte antillais qui n’est pas écrit en créole…
Traversée de la Mangrove est donc la mise en relief des possibilités d’écriture qui partagent dans la réalité les écrivains antillais. Le procédé sera accompli par Lucien, l’écrivain incapable d’écrire, mais il réfléchit sur les différentes problématiques qui traversent la littérature antillaise : « Lucien bondit, songeant à Alejo Carpentier et José Lima et se voyant déjà discutant style, technique narrative, utilisation de l’oralité dans l’écriture.[7][7]» Au vrai, le débat entre les écrivains antillais n’existe pas ; Maryse Condé l’invente dans son roman, comme si elle revendiquait le dialogue littéraire entre écrivains antillais, qui sont plutôt préoccupés à « pérorer sur la culture antillaise à Los Angeles et à Barkley.[8][8] » Cette ivresse littéraire conduit Lucien, à défaut de pouvoir écrire, à animer des émissions de la radio locale, la « Radyo Kon Lambi ». N’est-ce pas là une manière condéenne de ramener ces soi-disant écrivains à leur condition sociale précaire ?
[1][1]Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, Paris, Mercure de France, 1989.
[2][2]Pour mieux saisir cette mise en abyme, qui se déroule au cours de la veillée funèbre, on peut d’abord convoquer André Gide, dont l’exemple canonique du Journal 1889-1939 avait expliqué les structures symboliques et enfouies au second plan dans une œuvre d’art : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre» (André Gide, Journal 1889-1939, (1951), Paris, collection « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, numéro dans la collection : 54, Gallimard, 1951, p. 41). Dans Le récit spéculaire, Lucien Dällenbach poursuit la leçon gidienne en soulignant l’étendue du concept de l’art dans l’art, car est mise en abyme « […] toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient » (Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 18).
[3][3]Ibid., p. 192.
[4][4]Ibid., p. 38.
[5][5]Ibid., p. 25.
[6][6]Ibid., 218.
[7][7]Ibid., p. 219.
[8][8]Ibid.
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