Vivre et veiller le temps
par Camille Bossuet
Henry Bauchau, écrivain prolixe venu à l’écriture au début des années soixante, n’a connu le succès de librairie que tardivement. A l’âge de quatre-vingt quinze ans, il publie un nouveau livre, Le Boulevard périphérique, travail au long cours donnant suite à une première ébauche dans les années 1980.
Le narrateur voyage en un pays urbain, où les noms des portes de la ville s’égrènent « comme les grains d’un chapelet[1] ». Le boulevard périphérique, flux continu, dicte un déplacement quotidien, machinal et moderne. Dessin d’un territoire, ce Styx désincarné symbolise aussi une ligne-frontière intérieure, interrogée sans faillir par le roman.
Paule, dans le temps d’aujourd’hui, est atteinte d’un cancer. Elle est hospitalisée près de Paris. Dans ses visites quotidiennes à sa belle-fille, le narrateur laisse sa pensée rejoindre Stéphane, son ami disparu quarante ans plus tôt à Mosane, en Belgique.
Le lieu du récit
Les trajets du narrateur, en voiture ou en transport en commun, s’apparentent à des plongées dans l’intime. Dans ce carnet de voyages répétés, à la géographie urbaine constellée de sorties autoroutières, de stations RER, l’écriture épouse le rythme des échappées instantanées, souvent incontrôlées, de la mémoire. Le véhicule est celui des mots, de la pensée, des rêves. La maladie de Paule, un signe avant-coureur, se donne comme temps, préalable fragile, espace sciemment dévolu au récit, afin que celui-ci s’ouvre, se déploie puis s’y referme.
Le narrateur ressent le besoin de dire, mais, pris dans l’épreuve, dans l’effort exigeant des déplacements quotidiens, il n’a pas le temps d’écrire, de faire son métier d’écrivain. Il n’a pas d’autre choix que celui de vivre, faisant se dérouler un fil, attache à sa pensée flottante, de vivre en homme tâchant d’être (au) présent. Quelques vingt ans plus tard, le récit finalement délivré nous est offert, récit déroulé de l’épreuve, d’une Odyssée intérieure.
La mort future de Paule convoque la mort mystérieuse, silencieuse, de Stéphane pendant la guerre. Tout le récit de Bauchau se construit sur l’alternance entre le temps de l’actuel et celui, tant antérieur qu’intérieur, du souvenir de Stéphane.
Rencontre
Au début des années quarante, le narrateur s’initie à la varappe auprès de Stéphane, maître unique et égal, avec lequel il noue une amitié intense. A la fin de la guerre, tentant de retracer le récit de la mort de son ami, il rencontre Shadow, chef SS, forme incarnée du mal. Personnage de l’ombre, d’une noirceur et d’une profondeur terribles, Shadow est venu gouverner le destin de Stéphane, celui dont le nom – formé sur le substrat grec de phanein, « faire briller » – évoque la lumière. L’ami solaire du narrateur, alpiniste prodige, maître de la légèreté jusqu’à la transparence, jusqu’à l’accomplissement de l’impossible, trouve ici un double opposé. Ces deux personnages aux traits puissants, le SS et le résistant, l’opacité et la transparence, se rencontrent et se rejoignent pourtant dans une force commune ; l’antagonisme se résorbe dans le spirituel. Peu à peu, la voix de Shadow, enfoncée dans les profondeurs, devient presque intérieure. Shadow, Stéphane, proches d’une dimension universelle, deviennent alors deux pôles inhérents à la nature humaine. Le narrateur commence à s’entrevoir lui-même :
Une pesanteur satanique où tout est puissance, métaux, lourdes matières de l’esprit. […] Moi aussi je pèse lourd avec ma cargaison d’espoirs, de désirs, d’amours en regard de la petite barque et de la grande voile blanche de Stéphane[2].
La présence de Shadow transforme le narrateur, lui fait opérer en lui-même une nouvelle rencontre, qu’il remet cependant à plus tard : « quand je serais terrassé, je suivrai la voie de l’allègement de l’apesanteur. J’essaierai de porter mon poids[3]. »
Il faut un troisième temps, celui de Paule, de la maladie et d’une modernité décalée, violente au corps vieilli du narrateur, pour que ressurgissent les mots de Shadow, l’ambivalence irrésolue entre le bien et le mal, entre Eros et Thanatos.
L’acte d’écrire : du langage à la pensée
Le narrateur questionne, met en doute le bien fondé de la parole proférée, comme par réflexe de méfiance vis-à-vis de l’autorité que symbolise toute parole prise. Dans la chambre d’hôpital, chaque mot compte, et peut faire basculer des émotions en balance : espoir de guérison, honte, amour maternel, volonté de combattre… Aux prises avec cette tension, le narrateur hésite : « Ces mots, je me les suis arrachés. Je ne voulais pas parler, être celui qui sait[4]. » Stéphane, « homme de l’acte[5] », par sa capacité à être, à jouir sans les mots, ou sans le détour sinueux de la pensée, gagne a contrario son admiration : capable de se fondre dans le ici-maintenant d’un paysage, comme d’accepter sans question la peur ou la défaillance du corps, « il ne s’adonne pas à un plaisir, il n’éprouve pas la fraîcheur de l’ombre, il y est tout entier. Il est l’ombre, comme tout à l’heure il sera le rocher[6]. »
Questionnant la valeur du langage, le narrateur – psychanalyste et écrivain – fait en même temps l’aveu de sa nécessité : écrire, d’abord pour retrouver, se retrouver. L’écriture tend à imiter le rythme et le cheminement d’une pensée en cours, en marche. Cette souplesse creuse le lieu d’une approche détaillée, sensible, du travail de la pensée :
Qu’est ce que cela veut dire, l’humour solaire de Stéphane ? Des mots rien que des mots, en face de la mort ? Si j’attends, et j’attends, si je suis attentif, et je le suis, je m’aperçois que l’humour supérieur que j’attribuais à Stéphane est celui de ce ciel soudain dénudé, de cette embellie au cours d’une matinée qui ne finira pas sans orage[7].
Or, ce qui domine le récit du Boulevard périphérique, c’est bien cette perméabilité, le jeu inépuisable des vases communicants de la pensée, faisant circuler les images, transcendant les limites du temporel et du visible. Le langage révèle cette dimension, cet acte incessant de vivre :
Tout le bord de la route est submergé. Et moi aussi intérieurement je suis submergé. Comment supporter cette vie partagée entre le doute et l’espérance, comment ne pas la supporter[8] ?
Vivre et veiller le temps
La vieillesse du narrateur fait face aux corps jeunes de Paule et Stéphane :
Ces quarante ans qui semblent sur un autre plan ne pas exister puisque Stéphane, lui, n’a pas vieilli, n’a pas maigri, ne s’est pas démusclé. Puisque Stéphane sera toujours jeune dans ma mémoire[9].
La mémoire fait vivre les êtres disparus, mais « sur un autre plan ». L’espace s’ouvre, et fait sentir plus grande l’aridité de la vie moderne, « béton nu[10] » sans dieux, sans rites, dépourvue du dialogue avec la mort. Loin d’Antigone et de Polynice, dédouanée du sacré, la mort moderne se tient muette, médicale. « Est-ce qu’autrefois on se préparait à la mort ? Est-ce que c’est encore possible maintenant[11] ? », questionne une amie de Paule.
Le propos d’Henry Bauchau semble ici de continuer à dire, d’une voix humble et simple, ce fil tissé de la vie et de la mort. Nécessité d’écrire, pour apprendre à être d’ici, de ce temps de l’actuel, sans refouler le flux naturel de la mémoire, sans abolir l’interpénétration des temps. Et faisant vivre par l’écriture cette nécessaire perméabilité :
Je me dis qu’au moins je puis espérer devenir une de ces mares reflétant avec justesse dans sa boue ce qui se passe ailleurs et en même temps en moi[12].
Fil rouge du roman, la mort guide l’écriture qui veut approcher la condition humaine, sa dignité.
« Je n’en puis plus de penser à Paule, de vivre à travers elle la mort de Stéphane[13] ». L’écrivain dit dans un entretien comme l’acte d’écriture engage la force physique, dont la vieillesse est parcimonieuse. Quelques heures de travail par jour seulement lui ont été accordées pour mettre au jour le livre ; pour écouter en mots la mort.
Il faut payer, toujours payer, et on ne paye pas avec des pensées. Il faut payer de sa personne. Payer avec sa vie[14].
[1] Henry Bauchau, Le Boulevard périphérique, Actes sud, 2008, 250 p.
[2] Ibid., p. 89.
[3] Ibid., p. 98.
[4] Ibid., p. 103.
[5] Ibid., p. 7.
[6] Ibid., p. 56.
[7] Ibid., p. 64.
[8] Ibid., p. 67.
[9] Ibid., p. 90.
[10] Ibid., p. 66.
[11] Ibid., p. 66.
[12] Ibid., p. 64.
[13] Ibid., p. 13.
[14] Ibid., p. 35.
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