Plongée nostalgique dans l’histoire des « Hommes libres »
par Virginie Brinker
Boualem Sansal, écrivain algérien, nous invite à un voyage à travers l’espace et le temps, le voyage de son peuple, dans Petit éloge de la mémoire. Quatre mille et une années de nostalgie. L’auteur affirme dès le premier chapitre les modalités du voyage. La nostalgie, définie comme « le mal du pays », « une richesse, un formidable gisement », sera notre guide. Il s’agit, via la métaphore spéléologique employée par l’auteur, d’une véritable introspection, une plongée mémorielle dans les abîmes de l’Histoire : « La nostalgie est comme la spéléologie, une démarche risquée, on entre en soi, on avance pas à pas dans les profondeurs de son âme, de sa mémoire, de son histoire, avec toujours, l’espoir d’atteindre le fond et de pouvoir retrouver le chemin du retour ». La subjectivité est ainsi affirmée comme une valeur suprême, à la fois modalité et objet de la quête, comme dans cette injonction préalable à la portée méta textuelle : « Alors, mettons-nous en mouvement, donnons libre cours à nos émois et partons à la recherche de nous-mêmes et de ce que fut notre mère patrie ».
« Lire l’histoire ne suffit pas, il faut chercher en soi et imaginer »
La subjectivité du narrateur est constamment assumée comme le montrent les modalisateurs dans les énoncés du type : « Je crois me souvenir que les miens sont venus de cette contrée », « je veux croire qu’il en a frémi d’émotion », « à la suite de je ne sais quelle goutte de trop »… ou certains commentaires très entiers, comme après l’évocation du savant Firnas : « Cet homme, je l’adore ».
L’art de la narration est, de la même façon, tout à fait intéressant puisque se superpose au souffle épique de rigueur dans tout récit légendaire, une sorte d’autobiographie fictive, retraçant, au fil des lieux (l’Egypte, la Numidie) et des époques (la christianisation, l’islamisation, la colonisation), les différentes morts et renaissances du narrateur. « C’est là que je suis né pour la première fois et que ma vie s’en est allée un soir, tranquillement dans le royaume des morts, attendre la résurrection comme le grain se mortifie dans la terre pour revenir un jour à la lumière de l’été ». L’œuvre se fait par là-même forme-sens et la quête des origines, quête des racines, quête de soi, surtout si l’on considère que renaître à soi c’est mieux se con-naître. Mais la subjectivité ne saurait concerner que le narrateur.
L’auteur se fait passeur et conteur, enrôlant le lecteur dans sa quête à travers des énoncés ancrés dans la situation de communication, véritables traits d’oralité de l’œuvre, qui renvoient sans doute aux modes de transmission ancestraux de la mémoire collective : « Ecoutez-moi raconter mon pays, l’Egypte, la mère du monde », « Ecoutez-moi vous raconter Massinissa ». Mais l’auteur entend aussi nouer un pacte avec son lecteur, il attend de ce dernier qu’il se mette en nostalgie, comme en atteste ce commentaire malicieux et provoquant :
Vous-mêmes qui me lisez, venez peut-être d’Egypte, d’une de ses colonies ou du Pays Noir comme mes ancêtres. Nous nous sommes croisés, forcément, en ce temps il n’y avait pas tant de chemins que cela sur terre. Vous ne vous en souvenez simplement pas, ou bien la question des origines ne vous branche pas, ou bien la nostalgie chez vous a la vue courte.
Fonctions collectives de la nostalgie
En effet, si la nostalgie est une plongée en soi pour mieux se découvrir et se connaître, elle a aussi une portée collective : « A leur côté, je faisais l’apprentissage de la nostalgie et découvrais combien elle aide à passer les jours, à se reposer de ses peines, à échanger des rêves, à se construire un avenir commun ». Cet énoncé prend une résonnance particulière eu égard à la situation contemporaine de l’Algérie dont Boualem Sansal est un témoin impitoyable.
Cette plongée nostalgique dans l’histoire est notamment l’occasion de « croiser » des résistants, des héros, telle Kahina, qui nous renvoient et renvoient l’ensemble des Algériens à leur problématique condition d’hommes libres. Ainsi, à propos de la figure de Massinissa peut-on lire :
Ses exploits ont nourri l’imaginaire de générations de Berbères, et encore aujourd’hui que la Numidie est retournée à ses vieux démons : la division, les querelles, les haines inextricables, insatiables, le culte de la violence sous la houlette de potentats grossiers et avides et de sorciers fanatiques.
Plonger dans l’histoire des « Hommes Libres », c’est nécessairement parler du présent, comme la structure même de l’ouvrage (en trois parties : l’Egypte, la Numidie, l’Algérie, le dernier chapitre étant intitulé « Le temps présent ») nous y invite, et en cibler les carences : « La nostalgie que j’ai de ces braves s’accompagne de ce sentiment de culpabilité dont je ne peux guérir », « On voudrait revivre tout cela, apporter sa part à l’évolution du monde, à la lutte immémoriale pour la liberté ».
Mais loin de s’en tenir là, l’œuvre de Boualem Sansal éclaire ce passé mêlé et obscur, plonge les hommes en nostalgie et contribue ainsi à leur libération, puisqu’il s’agit de lutter contre ce constat : « En définitive, nous savions peu de choses de notre histoire, presque rien, beaucoup nous a été caché, tant de choses ont été effacées, pour nous protéger sans doute, pour nous garder dans la foi et la fidélité au souverain ». Avec Boualem Sansal, non seulement le savoir est une arme, mais il est condition de l’émancipation et de la renaissance à soi.
Les « Hommes libres » – Imazighen – est le nom que se sont donnés les « Berbères ».
Boualem Sansal, Petit éloge de la mémoire, Folio, 2007, p. 9.
Ibid., p. 9-10.
Ibid., p. 11. Nous soulignons.
Ibid., p. 51.
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 58. A propos de Spartacus qui aurait entendu parler du héros berbère Massinissa.
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 92.
Ibid., p. 15-16.
Se con-naître (au sens de naître avec)
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 49.
Ibid., p. 24
Boualem Sansal, op. cit. , p. 18. Nous soulignons.
Cf. dans ce même dossier l’article consacré par Ali Chibani à Poste restante : Alger, intitulé « Appel à la révolte » : http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-23734004.html
Boualem Sansal, Petit éloge de la mémoire, p. 54.
Ibid., p. 62.
Ibid., p. 129.
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