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Albert Memmi, Dossiers auteurs

Albert Memmi, La statue de sel

« Le déchirement essentiel,

la contradiction qui fait le fond de ma vie ![1] »

par Virginie Brinker

Tout commence, pour ce fils d’un juif d’origine italienne et d’une berbère, dans L’Impasse, cocon familial, refuge bienheureux préservé par « les deux barres de fer qui prot[ègent] la porte extérieure contre les voleurs et les pogromes[2] ». Dans ce roman d’inspiration autobiographique, qui est aussi un roman d’apprentissage, les parents apparaissent de prime abord comme des divinités[3] omnipotentes.

La quête de soi : « à cheval sur deux civilisations[4] »

L’épisode scolaire rompt toutefois la tranquillité de l’enfance, il révèle au narrateur son indigence, dans le chapitre IV intitulé « Les deux sous », et sa judéité dans le chapitre suivant. Mais l’école, symbole du rationalisme occidental, signe aussi le rejet des parents et de la communauté. L’antithèse est parfaite. Ainsi, le chapitre VI de la deuxième partie, « La danse », est-il tout à fait frappant : la danse de la mère y est envisagée via l’isotopie[5] de l’obscurantisme[6]. Dans le chapitre « La première communion », le pronom personnel « nous » (« nous vivions en tribu ») laisse vite sa place au pronom « ils », souvent accompagné de termes péjoratifs, notamment du champ lexical de l’animalité[7]. La rupture est consommée, d’autant que les membres de la famille maternelle sont définis par le champ lexical de l’homogénéité – « ils avaient une âme commune », « ils se ressemblaient tous », « si voisins, si homonymes », « ils étaient identiques » (p.78-81) – ce qui ne peut qu’être condamné par le narrateur à la recherche de sa propre singularité et de son unicité.

En effet, l’identité du personnage principal s’apparente à une fêlure, jusque dans le hiatus de son nom : « Mordekhaï Alexandre Benillouche » – Alexandre « claironnant, glorieux, me fut donné par mes parents en hommage à l’Occident prestigieux[8] » ; Mordekhaï marque sa judéité (nom d’un glorieux Macchabée), mais aussi sa classe sociale, puisque c’est aussi le nom de son grand-père pauvre qui vivait dans le ghetto.

Toujours je me retrouverai Alexandre Mordekhaï, Alexandre Benillouche, indigène dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe[9]

De manière significative, dès la deuxième partie, l’identité fait question et les modalités de phrases se font donc interrogatives : « Qui suis-je enfin ? », « Ne pourrais-je dire que mon nom renferme déjà le sens de ma vie ? » (p. 109). En effet, en dépit du rejet de ses parents, de sa communauté et, au-delà, de l’Afrique, comme il le dit lui-même, le protagoniste s’exclame à la fin du chapitre « La danse » évoqué plus haut : « Ah ! Je suis irrémédiablement un barbare ! ».

Entre deux langues

Cette déchirure interne semble toute entière portée par la langue elle-même, ce qui n’est pas anodin dans un roman. La langue française, langue de scolarisation et non langue maternelle, est synonyme de douleur pour Mordekhaï Alexandre, en particulier au lycée, car son accent patois fait l’objet de moqueries. Quoique sa langue soit « en fusion », « informe », « tumultueuse » à l’image de lui-même[10], le jeune garçon voue au langage un véritable culte : « je n’ai jamais pu me débarrasser de cet envoûtement magique du langage », « Comme si loin d’être un outil transparent, le langage participait directement des choses, en avait la densité[11] ». On mesure là tout l’écart entre le langage (faculté humaine) et la langue, même si par ce roman autobiographique, l’auteur signe sa revanche dans une langue française parfaitement classique. Au-delà, ce sont les vertus du langage, et notamment de l’écriture, qui sont mises en abyme dans l’œuvre :

Pour m’alléger du poids du monde, je le mis sur le papier : je commençai à écrire. Je découvris l’extraordinaire jouissance de maîtriser toute existence en la recréant[12].

Toutefois, celui qui se dit être « né dans une impossible situation historique[13]», avoue les raisons de sa quête littéraire : « J’ai préféré cette harassante, effrayante recherche de soi qu’est la recherche philosophique, cet essai de maîtrise du monde, jamais achevée qu’est l’écriture[14] ». Et cette entreprise semble, elle aussi, vouée à l’échec.

Roman tragique

Le regard de l’adulte, passant par les effets de double registre, disqualifie dès le début du deuxième chapitre du roman l’épisode enchanté de l’enfance :

« Sur le bonheur égal de mes jeunes années, j’aurais voulu écrire un livre entier ; mais, malgré ma nostalgie, j’arrive à peine à balbutier ces quelques pages[15] ». Le narrateur adulte se fait porte-voix du destin, laissant affleurer le registre tragique dès les premiers chapitres du roman : « Il n’a pu durer si longtemps ce bonheur confortable (…) Très tôt, des indices graves inquiétèrent l’ordre établi[16] ».

De la même façon, le chapitre VII signe par son titre hyperbolique – « L’élu » – le triomphe scolaire, dans la mesure où en dépit de sa pauvreté, l’Alliance israélite universelle, via la personne de M. Bismuth, puissant pharmacien, accepte de financer les études de médecine du jeune homme. Toutefois, ce succès est court-circuité dès les dernières lignes du chapitre par le commentaire suivant : « Certes, la connaissance fut peut-être à l’origine de tous les déchirements, de toutes les impossibilités qui surgirent dans ma vie. Peut-être aurais-je été plus heureux dans le rôle d’un juif du ghetto (…)[17] ».

Si toute entreprise semble vouée à l’échec et tout bonheur éphémère, c’est certainement car tout l’ouvrage est orienté vers la troisième partie – « Le monde » – consacrée à la guerre, aux pogromes, au camp, à la désillusion vis-à-vis du « mythe » occidental : « Peu à peu, malgré nous, nous entrâmes dans le nuage noir des ténèbres historiques, de la brutalité aveugle. Et nous étions convaincus de la fatalité[18] », et au bout du chemin cette confession troublante :

Ou bien, plus simplement, parce que je n’ai pas perdu un bras ou une jambe au camp de travail, parce que je n’ai pas été embarqué pour l’enfer ou parce qu’on ne m’a pas arraché les ongles, je me sens débiteur envers mon siècle (…). Je ne me sens pas assez victime, voilà pourquoi ma conscience reste torturée[19].

Sentiment d’inaccompli, introspection mortifère[20], échec indépassable, la trajectoire d’Alexandre Mordekhaï semble être toute entière contenue dans ce chiasme[21] fatal : « J’avais refusé l’Orient et l’Occident me refusait[22] ».


[1] Albert Memmi, La Statue de Sel, Folio, 2002 [Gallimard, 1966], p. 13.

[2] Ibid., p. 18.

[3] Ibid., p. 20, voir les termes : « mes divinités », « l’apparition toute-puissante de mes parents ».

[4] Ibid., p. 123.

[5] Isotopie : ensemble de termes qui renvoient à la même idée. Isotopie et « champ lexical » sont à peu près synonymes.

[6] Op.cit., p. 180. Voir les termes : « le visage de ma mère, ce masque primitif », cette figure de barbarie », « ces dérèglements magiques », « leurs obscures croyances », « ma mère me devenait opaque ».

[7] Ibid., p. 76. Voir les termes « bêtes », « animaux », « ma mère (…) comme une jument sauvage ».

[8] Ibid., p. 107.

[9] Ibid., p. 109.

[10] Ibid., p. 126.

[11] Ibid., p. 45.

[12]Ibid., p. 123.

[13] Ibid., p. 196.

[14] Ibid., p. 234.

[15] Ibid., p. 25.

[16] Ibid., p. 33.

[17] Ibid., p. 98.

[18] Ibid., p. 274.

[19] Ibid., p. 293.

[20] Op. cit., p. 368, ceci explique en partie le titre : « je meurs pour m’être retourné sur moi-même. Il est interdit de se voir et j’ai fini de me connaître. Comme la femme de Loth, que Dieu changea en statue, puis-je encore vivre au-delà de mon regard ? » .

[21] Chiasme : figure de rhétorique qui consiste en la juxtaposition de deux termes ou propositions identiques quant à leur construction, mais disposés en ordre inverse.

[22] Op. cit., p. 353.

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