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Jean-Luc Raharimanana

Jean-Luc Raharimanana, Za

Za de Raharimanana, un grotesque sublime

Par Virginie Brinker

 

Raharimanana-ZaLa souffrance faite voix – « fendre mots sur langues foursues[1] »

La citation en exergue de Sony Labou Tansi donne le ton : « J’ai fouetté / Tous les mots / A cause de leurs silences ». Le discrédit jeté sur la langue se poursuit dès le chapitre liminaire : « Za ne mérite pas de glisser mots et merveilles sur ma langue râpeuse[2] ». Dans ce chapitre, le narrateur, Za/Je, nous expose ses « dires ». L’écriture se fait oralité et l’ingéniosité linguistique dont fait preuve l’auteur trouve une cruelle explication.

Za est un martyr, l’emblème de la souffrance. Il a perdu son fils dans le Fleuve de cellophane, « Fleuve poubelle qui sarrie sacets en plastiques, bouteilles…[3] ». Sa femme a été violée, lui-même a tout perdu. En effet, Za, ancien professeur, apparaît comme un dissident aux yeux du régime, accusé par « ILS » de corrompre les enfants de la patrie en leur apprenant à penser et non à croire. C’est pour cette raison qu’il a été torturé, comme on le découvre avec horreur au chapitre 6 : « Za a vu les minitaires refouler mes mots dans ma bouce – à coups de canon, à coups de crosse (…) Za a perdu la parole[4] ». Le texte qui nous est donné à lire porte les stigmates de cette mutilation en affectant certains phonèmes. Mais cette torture n’est pas que physique, Za se dit « blessé à la racine des pensées[5] ».

Pourtant la voix de Za entendue par le lecteur est une voix railleuse – « Za rit. Za n’a que ça[6] » – toute empreinte d’autodérision, comme dans cet énoncé parodique – qui reprend et transforme le premier vers du « Desdichado[7] » de Gérard de Nerval – : « Appelez-moi l’Inconsolable, le Veuf, le Ténébreux[8] ». 

Regard sans concession sur l’Afrique contemporaine – « la voix rauque et le rire planteur[9] »

La situation d’énonciation ainsi instaurée laisse paradoxalement se déployer, dans un engagement total du narrateur,  la poésie de l’œuvre, comme en témoigne ce passage proche du slam :

Etat nation nous nationalise, état civil nous civilise, état de sièze nous assièze, état mazor nous mazordome, état d’alerte nous alerte, état d’alarme n’egziste pas, état de soc nous soque, nous croque, état des sozes nous eksploze, Etatsunien nous tien’an men et nous désunit[10]

Za fustige, via des néologismes et jeux de mots savoureux, l’ « ethnictuaze », le « développoumon », les « dettes d’effémistes [11]». La fantaisie verbale laisse se déployer la satire à travers des termes comme « pourriticiens[12] », « diplomythes » ou encore « brailleurs de fonds dollaroïdes[13] ».

La cible de la critique est en effet, comme l’atteste cette expression toute ironique, le « pouvoir Dollaromane, droiture, sainteté et zustice de ce monde[14] ». La mondialisation frappe en effet de plein fouet, parvenant toutefois à berner le peuple par le pseudo-idéal de la société de consommation : 

Voici les brailleurs de fonds dollaroïdes qui te hisseront hors de ton profond trou de désencordé pour t’installer dans modern living and home sweet home. Avoue Za ! Tu as envie d’y habiter ! Tu crèves d’envie d’y habiter[15].

Le rêve passe par une forme d’oubli de soi : « Za applaudira les zentils investisseurs ; et Za n’insultera pasles touristes qui auront la bienveillance d’essanzer leurs dollars contre nos sourires (…) Za ne clandestinera pas (…) Za restera ici, bien saze et tranquille derrère mon tropique du sida à attendre les dons internationaux et l’aide des pays rices et basmatis[16] ».

L’épisode farcesque et tout à fait jubilatoire de la « dame internationale » (chapitre 13), qui permet à Za de s’échapper de la prison, fustige les intentions qui se croient bonnes[17], mais aussi les discours « politiquement corrects » des peuples du Sud :

Et garde-toi de cette Amérique nourrie des vérités et des certitudes, terre épaissie sur les engrais de ma douleur, elle bientôt viendra tout prendre de toi. Tu as le regard rivé vers le passé – esclavagisme, colonialisme, tout ce que tu veux, mais vois-tu seulement l’Anze vivifiant sa lance sur l’autre continent ? Déjà le feu sur ton présent, tu accuse frontières et peuples écartelés, tu accuses histoire et méfaits coloniaux, mais tu te trompes de douleur. Vois de l’autre côté[18].

L’Amérique est ici l’emblème de la mondialisation et de la consommation dans lesquelles se fond et se confond l’individu.

Cet oubli du soi originel, de sa culture – en un mot cette perte de l’identité propre- est peut-être l’une des clés d’interprétation du titre, Za – déformation-mutilation-difformité de « Je » – revenant de façon anaphorique et tout à fait prégnante dans l’ensemble de l’œuvre.

 


[1] Raharimanana, Za, Philippe Rey, 2008, p. 215.

[2]Ibid., p. 10.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p.36.

[5] Ibid., p.78. Cette expression est répétée à plusieurs reprises.

[6] Ibid., p. 20.

[7] Gérard de Nerval, « El Desdichado », Les Chimères, 1854, voir le vers liminaire « Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé ».

[8] Op.cit., p. 25.

[9] Ibid., p. 215.

[10] Ibid., p. 96.

[11] Ibid., p. 14.

[12] Ibid., p. 294.

[13] Ibid., p. 18.

[14] Ibid., p. 14.

[15] Ibid., p. 18.

[16] Ibid., p. 33.

[17] « les orgasmes des droits de l’homme » peut-on lire à la page 125, et non les « organismes ».

[18] Op. cit., p. 239.

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