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Boubacar Boris Diop

Boubacar Boris Diop, Les Petits de la guenon

« Je ne suis quand même pas de ces vieillards qui parlent à tort et à travers »

par Virginie Brinker

 

les-petits-de-la-guenon-de-boubacar-boris-diopDans son dernier roman, Boubacar Boris Diop présente le récit d’un vieil homme, Nguirane Faye, à son petit-fils Badou Tall, exilé à l’Etranger dans un pays dont il ignore le nom. Badou est tout pour son grand-père – « toi, l’enfant de mon fils défunt, le centre de ma vie » (p. 16) – qui entreprend de lui narrer en sept carnets à la fois ses mémoires, la légende de ses ancêtres et la chronique quotidienne de leur petit quartier de Dakar, Niarela : « A ton retour tu en prendras connaissance et ce sera comme si tu n’avais jamais été absent de Niarela » (p. 18). Mais si l’enjeu est de prime abord de pallier cette absence, la mémoire et le récit ne cessent de buter sur un événement traumatique : l’enterrement du père de Badou, Assane Tall. C’est sur l’enterrement que s’ouvre le premier paragraphe de l’incipit, puis Nguirane Faye y revient à plusieurs reprises un peu plus loin, à la page 20 ou encore à la page 126 par la reprise du premier carnet symboliquement appelé « Le récit des cendres ». Le père est d’ailleurs le fil conducteur du roman, des carnets du vieil homme et de sa mémoire divagante : « Mais laisse-moi tout de même t’avertir : si nous continuons à vagabonder ainsi, jamais je ne trouverai le temps de te raconter la vraie histoire qui fait tenir ensemble les sept récits de ces Carnets, celle qui nous importe le plus à tous les deux, la vie et la mort de ton père Assane Tall » (p. 39). C’est que le récit de Nguirane Faye est dense, tortueux et particulièrement riche d’enseignements. 

De la transmission à la démystification

La situation d’énonciation mise en place par le romancier crée un horizon d’attente. Au bout de quelques pages, et même dès le seuil du livre qui s’ouvre sur l’expression « Depuis des générations », le lecteur s’attend à lire une œuvre de transmission : le récit plein de sagesse d’un grand-père à son petit fils. Ce récit emprunte au genre de l’autobiographie ses atours, narrant ça et là de façon rétrospective des épisodes de la vie du grand-père né en 1922, depuis les leçons de son maître d’études coraniques, le Maître Mbaye Lô à l’âge de 6 ans (p. 22), en passant par la rencontre d’une femme aimée, à l’âge de 32 ans, Faat Kiné (p. 303).
Toutefois, ce maître de Coran n’est pas sans nous rappeler l’éducation de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane car cette narration de Nguirane Faye est surtout l’occasion d’un voyage à travers le riche patrimoine culturel du Sénégal, le grand-père n’hésitant pas à faire référence à Serigne Moussa Kâ (auteur sénégalais du début du XXe siècle très connu pour ses hagiographies du Prophète, et sa grande connaissance des généalogies et de l’histoire du Sénégal mais surtout pour son exaltation constante de l’œuvre et de la pensée du fondateur du mouridisme Cheikh Ahmadou Bamba), Mabo Guissé (musicien) et Cheik Aliou Ndao (grand poète et dramaturge sénégalais des années 1960-70), dès le début du roman (p. 19). Il est d’ailleurs tout à fait important de noter que Cheik Aliou Ndao estt aussi un fervent partisan de l’écriture en wolof, et que Les Petits de la guenon est la traduction française du roman en wolof Doomi Golo. La langue française est d’ailleurs souvent raillée et mise à distance, comme dans le passage où Ousmane Sow, le charretier de Niarela, qui a appelé son cheval Tumaini (c’est-à-dire « espérer » en swahili), s’adresse en ces termes à Nguirane Faye, un peu surpris par ce nom : « C’est terrible, Nguirane, de voir comme les fers de l’esclave restent si solidement attachés à ses mains et à ses pieds, même des années après sa libération ! (…) nos chaînes sont dans nos têtes. Ainsi toi Nguirane Faye, qui ne connais rien à la langue des Blancs, tu oses me dire qu’elle est plus proche de nous que le swahili ? » (p. 46). Il en va de même avec Monsieur etMadame Soumaré, un « couple de parfaits crétins » aimant à se prendre pour des Toubabs, qui ne se parlent, et ne s’insultent même, qu’en français : « c’est des merde ta gueule tu me fais chier à n’en pas finir tandis que la femme menace, quelle horreur, de baiser le père de son mari » (p. 48), ce qui n’est pas sans rappeler le fait que Yacine Ndiaye, la belle-mère de Badou, veuve d’Assane Tall ne parvienne, elle qui aime à se donner des airs de grande dame blanche, à s’exprimer avec le féticheur Sinkoun Camara qu’en français. D’autres grandes figures du continent telles Lumumba sont convoquées, mais on retrouve chez Nguirane Faye le même respect pour Cheikh Anta Diop que celui que lui voue l’auteur lui-même , comme dans cet épisode où le grand-père assiste à son meeting à Niarela : « Je me moquais de savoir s’il allait nous construire des hôpitaux et des écoles. Je crois bien qu’il y a fait un peu allusion, comme tout le monde, mais ça se voyait que l’essentiel pour lui c’était de changer les esprits, de réorienter notre vision du monde. » (p. 228) ; « Cheikh Anta Diop a été enterré à Thieytou dans sa soixante-quatrième année. Il est mort bien jeune, si on pense à l’œuvre colossale qu’il laisse à notre médiation. Je l’associe, chaque jour que Dieu fait, à mes prières. » (p. 230). Par ailleurs, le grand père n’est pas « de ceux qui ont choisi de se croiser les bras face à l’injustice », ancien ouvrier à l’Usine Air Liquide, où il a dirigé des « grèves très dures », il a été plusieurs fois torturé et jeté en prison et s’est battu contre la colonisation (p. 79). Rien d’étonnant à ce que les grandes figures dont il émaille son récit soient toutes des « être[s] de refus » (p. 218). D’autre part, le récit du grand père emprunte aussi les voies du conte, de la chronique et de la légende, genres ancestraux de la culture africaine traditionnelle.

Toutefois, en dépit des vertus du conte auxquelles il croit, notamment son « épaisseur glauque » pour reprendre l’expression de Michel Tournier – « J’aurais préféré te parler de vive voix, comme tout conteur digne de ce nom, pour faire battre plus vite ton cœur et t’éprouver par mes déroutantes énigmes. Les signes seraient alors enfouis dans les profondeurs de l’océan et il te faudrait des nuits de patience pour les atteindre et en percer les mystères » (p. 19) –, le vieil homme se méfie des récits des adultes qui ne savent que « donner des conseils et des ordres » (p. 15), désignant plutôt ses carnets comme de « petits racontars » (p. 19) et se désignant lui-même comme « un vieil écrivain débutant » (p. 18) ou encore « un petit besogneux de l’écriture » (p. 43). Si ces formules ne sont pas sans rappeler les formules de modestie de Montaigne pour désigner ses Essais pourtant empreints d’une profonde sagesse, elles ouvrent la voie à un roman original dans lequel l’humour a toute sa place, ce qui est aussi le signe d’une transmission mise à mal. Ainsi, lorsqu’il se lance, par un récit légendaire sur la piste de son propre arrière-grand-père, le fondateur de la lignée, Mame Ngor Faye, il nous conte en fait que ce dernier était un tyran. L’œuvre de transmission se fait donc œuvre de démystification puisque finalement toutes les figures paternelles apparaissent défaillantes dans le roman, à commencer par celle de l’aïeul de la lignée bien sûr, mais aussi celle du père de Badou, Assane Tall, parti à Marseille pour exercer la profession de footballeur, et dont on découvre par un subtil jeu de points de vue qu’il « aimait trop faire la fête », a forcé sa nouvelle épouse, Yacine Ndiaye, à se prostituer vu que « même les petits clubs ne voulaient plus d’un joueur aussi capricieux ». Et surtout qu’il a caché à cette dernière  l’ existence de Niarela, sa femme, Bigué Samb et leur enfant Badou Tall, ce qui contraste fortement avec l’amour sans borne que lui voue son propre père, Nguirane Faye, resté au pays.

Célébration de la fiction : plaisir de lire et d’écouter

C’est peut-être qu’au fond, ce qui importe le plus, ce n’est pas l’histoire à transmettre mais le fait de la raconter. Nguirane Faye revendique l’usage de la fiction et de l’invention au sein même d’un passage caractérisé par la légende et la chronique, grands genres traditionnels de la transmission : « Tu as voulu savoir ce qui se racontait sur Mame Ngor Faye. Je t’ai rapporté fidèlement mes souvenirs. Si j’y ajoute un seul mot, ce sera de la pure invention. Eh bien, pourquoi ne pas inventer un peu ? Cela vaut mieux, après tout, que de laisser ce portrait inachevé » (p. 84).

En effet, le plus important n’est-il finalement pas le lien que le récit tisse entre le conteur et celui qui écoute, comme dans ce magnifique dialogue fantasmé par le vieil homme avec son petit-fils ? : « Cela importe peu. Raconte-moi quand même. / – Te raconter quoi, Badou ? / – Toutes les choses que tu n’as ni vues ni entendues là-bas. Et, Nguirane, si les mots sont trop lourds sur ta langue, donne-leur des ailes, fais-en des oiseaux pareils à ceux qui planent dans le ciel. » / T’entendant parler ainsi, je hoche la tête et je souris intérieurement. Je sais désormais que tu n’es plus un enfant » (p. 69). C’est ce même lien d’amour profond tissé par le récit, qui unit les deux narrateurs de l’œuvre, Nguirane Faye et Ali Kaboye, lorsqu’au moment de sa mort celui-ci prend le relais dans une seconde partie : « En somme, j’ai inventé pour Nguirane Faye, à l’heure de sa mort, des êtres si imaginaires que je n’ai nul besoin aujourd’hui de prouver leur non-existence ou d’en demander pardon à qui que ce soit. Je lui ai parlé jusqu’au dernier moment, non pas comme à un enfant ou à un vieil homme diminué mais le plus normalement du monde, avec du respect et de l’amour, comme il l’a fait pour toi dans sesCarnets des années durant, en sachant bien que tu ne pourrais jamais lui répondre de vive voix. » (p. 435). C’est enfin ce même lien du récit qui unira Bigué Samb, la mère de Badou, aux deux jumeaux issus de l’union d’Assane Tall et de Yacine Ndiaye à Marseille, lorsque le grand-père les lui confie à la fin du roman : « Mais pour Bigué Samb, peu importe qu’ils lui répondent ou non. Elle tient à leur parler, peut-être même à leur raconter de jolies fables de son invention, et il faut plus que leur silence obstiné pour faire dévier de son chemin une femme aussi opiniâtre. » (p. 438).

Ce goût de la fable est en particulier illustré dans la première partie de l’œuvre prise en charge par Nguirane Faye, via le carnet IV intitulé « La fausse histoire de Ninki-Nanka », « écrit [par le vieillard] d’un seul trait de plume (…) pour [l’] amuser un peu » (p. 143). Tous les procédés de mise en abyme y sont mis en œuvre et un système d’échos est établi entre le récit-cadre et ce carnet. Ainsi, la rencontre entre Nguirane Faye et un voisin, Lamine, narrée dans les premiers carnets est reprise textuellement par celle d’Atou Seck et Omar aux pages 154 puis 166. De même, la guenon et ses petits qui viennent perturber le quotidien d’Atou Seck (figure de Nguirane Faye) sont des figures de Yacine Ndiaye – constamment qualifiée de « guenon » dans le récit-cadre par les habitants de Niarela pour sa laideur, et le mépris qu’elle inspire par les grands airs de Toubab qu’elle se donne – et de ses deux enfants, Mbissine et Mbissane, deux petits singes dans le carnet IV surnommés Ninki et Nanka ; Mbissane-Ninki venant, comme dans le récit-cadre, uriner sur le tapis de prière de son grand-père. On voit ici combien tout est correspondance, jusqu’à la figure du président Diagne, constamment prise à parti par le grand-père qui apparaît ici sous les traits du dictateur Dibi-Dibi. Mais au-delà du pur plaisir fictionnel, que se cache-t-il derrière cette fable cauchemardesque, puisque Atou Seck est à la merci de deux petits singes sauvages dont il est l’esclave ?

« Comment peux-tu haïr ton sang ? »

De nombreux passages de l’œuvre font référence aux singes et aux hommes, et c’est dans un tourbillon vertigineux que ces deux figures sont constamment inversées. On l’a vu, Yacine Ndiaye, l’épouse d’Assane Tall, est qualifiée de « guenon » car elle se comporte à Niarela comme une Toubab, ayant perdu tous les repères culturels et linguistiques de ses origines, et choquant les mœurs du quartier et du vieil homme. Ses enfants, fort mal élevés, se trouvent, comme on l’a vu aussi, apparentés à des petits singes qui maltraitent un homme dans « La fausse histoire de Ninki-Nanka ». C’est bien que cette histoire n’est pas tout à fait fausse, et que la fiction et la vérité entretiennent des liens privilégiés. En effet, dans le récit d’Ali Kaboye (Seconde Partie), ses talents de fou errant et visionnaire lui permettent de déployer tout un jeu de métamorphoses apparemment incroyables : « Ton grand-père m’a choisi pour te raconter la partie la plus improbable et cependant la plus véridique de l’histoire de Yacine Ndiaye et de ses deux enfants » (p. 373). En effet, accomplissant son vœu le plus cher, Yacine Ndiaye, la guenon, sera transformée par le féticheur Sinkoun Camara en Marie-Gabrielle von Bollowsky, une femme blanche aux cheveux bruns et aux yeux verts, ce qui plongera dans la folie ses deux enfants que « personne ne peut (…) approcher car ils s’enfuient aussitôt avec des cris de terreur et montent se cacher dans les arbres » (p. 397)… comme de vrais petits singes. On voit ici comment la fiction est célébrée, mais en quoi elle apparaît aussi comme une revanche, puisqu’un lien peut être établi entre ces métamorphoses et le dialogue entre Rodrigo Mancera et Babouin sur le rocher de Gibraltar, dans le carnet IV qui apparaît comme une digression, mais « n’en est d’ailleurs pas une, à y regarder de plus près », comme le dit si bien Nguirane Faye à propos d’une autre digression au début du roman (p. 37). Dans ce dialogue Babouin, animal anthropomorphe, a tout du stéréotype odieux de l’Africain sous le regard de Rodrigo Macera qui tient les mêmes discours que les touristes de Dakar contre lesquels fulminait Nguirane Faye (p. 43) intéressés seulement par les « petits pagnes perforés que [les Africaines] mettent au pieu. ». La verve de l’auteur se déploie dans ce dialogue qui fustige l’ethnocentrisme et le racisme ordinaire : « Et toutes ces espèces de babouins, enfin presque, ça veut dire quoi ? C’est qu’ils sont quand même drôlement nombreux ! Il y en a combien au fait ? On s’y perd et les méchantes langues disent – lui, Rodrigo Mancera, n’en croit pas un mot, il ne faut pas croire qu’il est raciste, d’ailleurs Babouin est son meilleur ami – que c’est pour ça qu’ils se tapent tout le temps dessus avec des machettes » (p. 192). La sauvagerie n’est donc pas là où on l’attend et le jeu des inversions et animalisations successives dans le roman accomplissent leur mission satirique.

Et c’est finalement peut-être de cela dont il est question dans l’ensemble du livre, le changement de regard et de point de vue nécessaire et salutaire – comme le prônait Cheikh Anta Diop – afin que Badou, qui vit lui-même comme un esclave dans le pays où il est exilé, évite de tomber dans le miroir des alouettes de la haine de soi. Roman dense, riche et farfelu, dans le bon sens du terme, Les Petits de la guenon pourrait donc bien être aussi un conte d’avertissement pour les lecteurs africains de Doomi Golo… et désormais aussi pour les lecteurs occidentaux.


Boubacar Boris Diop, Les Petits de la guenon, Philippe Rey, septembre 2009, p. 310.

Le parallèle avec le roman de cet auteur sénégalais peut également se justifier par le fait que les deux romans traitent, au moins en partie, du rapport à l’exil et à la double culture. Voir notre article sur le roman de Cheikh Hamidou Kane, publié en juin 2008.

Patrice Lumumba est l’une des grandes figures du continent africain, et en particulier de l’indépendance de l’ancien Congo belge (République démocratique du Congo). La pièce d’Aimé CésaireUne saison au Congo en 1966, lui est consacrée.

Cheikh Anta Diop est un historien et anthropologue sénégalais qui s’est attaché à montrer les apports de l’Afrique subsaharienne à la culture et à la civilisation mondiales. Il a surtout incarné l’opposition institutionnelle au régime de Léopold Sédar Sengor, démocratisant le débat politique au Sénégal.

Voir notre article sur l’essai de Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir.

Ces différents aspects ne seront pas développés dans le cadre de cet article pour des raisons de longueur.

Le terme « glauque » est ici à comprendre en tant qu’absence de clarté, par référence à une couleur un peu trouble. Pour Michel Tournier, dans un article paru dans Le Monde en 1972, le conte est énigmatique et donc fascinant car il évoque des réminiscences religieuses et littéraires au lecteur qui renvoient à des archétypes.

Boubacar Boris Diop, Les Petits de la guenon, Philippe Rey, septembre 2009, p. 391.

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