Jeu de piste pour une œuvre caméléon
par Virginie Brinker
Kaveena, roman de Boubacar Boris Diop publié en 2006 aux Editions Philippe Rey, est un roman dense et protéiforme. Rédigé à la première personne par Asante Kroma (le Colonel Kroma), chef de la police politique, « flic de l’ombre » pour lequel « traquer les gens et les tuer – parfois en sachant qu’ils sont innocents – ce n’est pas un job facile » (p. 12), le roman conte comment le viol et le meurtre de Kaveena, fillette de six ans, a déclenché un véritable incident diplomatique entre N’Zo Nikiema, le Président, et le véritable homme fort du pays, Pierre Castaneda. Cet ancien administrateur colonial français, patron d’une société minière, la Cogemin, ministre d’Etat sans portefeuille, « dirige en sous-main un pays supposé indépendant », avec « cette mentalité typique de l’occupant, conscient de représenter chez un peuple soumis une race et une nation supérieures » (p. 25). Incident diplomatique de la plus haute importance, puisqu’il mettra le feu aux poudres, déclenchant une véritable guerre civile dans tout le pays.
Une œuvre caméléon
Kaveena se donne d’abord à lire comme un roman policier, puisque le texte s’ouvre sur la découverte, par le colonel Kroma, du corps du président N’Zo Nikiema dans une petite maison de Jinkoré, et plus exactement dans l’atelier d’une artiste peintre du nom de Mumbi Awele. L’intrigue policière est dès lors lancée : « Je me demande surtout ce que je vais bien pouvoir faire du corps de Nikiema. Je n’en ai aucune idée. Je décide de poursuivre secrètement l’enquête, à toutes fins utiles » (p. 13). Suivant la progression de l’enquêteur dont il épouse le point de vue, le lecteur découvrira donc progressivement les liens qui unissent Mumbi Awele et Nikiema via des carnets éparpillés par le dictateur avant sa mort, puis apprendra, à la page 68, que Kaveena est en fait la fille de Mumbi Awele, et que cette dernière couchait aussi bien avec le dictateur qu’avec Pierre Castaneda (p.203)… On voit ainsi comment l’intrigue est perpétuellement relancée par une série de rebondissements, de révélations, caractéristiques du genre du policier. Par ailleurs, les va-et-vient temporels entre différentes époques miment les tâtonnements de l’enquête que le lecteur suit pas à pas, jusqu’à ce que son attention soit focalisée sur le personnage de Mumbi, l’artiste-peintre, véritable pièce-maîtresse du puzzle, qui se trouvera à la fin du roman, à la fois victime et bourreau, en possession des têtes tranchées de ces deux amants, les deux hommes forts du pays impliqués, de près ou de loin, dans le meurtre de sa petite fille. Toutefois, le genre policier, et les stéréotypes télévisuels ou cinématographiques qu’il génère ou véhicule, est souvent mis à distance dans le roman. Ainsi le tunnel du souterrain creusé par Nikiema, véritable bunker où il s’est réfugié pendant la guerre civile, et au bout duquel l’attendent les hélicoptères de Pierre Castaneda, avec leurs pilotes aux « grosses lunettes noires » et aux « affreux tatouages aux avant-bras » qui « mâchaient tout le temps du chewing-gum » apparaissent tout droit sortis d’un « film d’action américain » (p. 29). Par ailleurs, l’agent du colonel Kroma assoiffé de torture, Mike, « a trouvé ça [son nom] dans une série américaine » (p. 51), et lorsque Kroma découvre un quatrième protagoniste sur la vidéo du meurtre de la petite Kaveena, on peut lire : « C’était juste comme à la fin d’un roman policier : l’enquêteur, toujours plus malin que les autres, tire plusieurs fois sur sa pipe et livre la clef de l’énigme. » (p. 62). Ces commentaires ironiques mettent donc le genre à distance, d’autant que le meurtre de Kaveena, n’est pas banal. Il est pleinement symbolique et ne saurait apparaître comme un motif-prétexte classique à une enquête policière. En effet, les citations sont nombreuses qui dénotent son caractère d’exception : il est « de tout ses crimes, le seul qui lui [Pierre Castaneda] fît encore honte » (p. 48), même chose pour Nikiema qui le condamne comme un acte odieux : « Je suis aussi sanguinaire qu’on veut mais je n’en suis pas à tuer les petites filles sans savoir ni pourquoi, ni où, ni quand » (p. 231). C’est que le meurtre de cette enfant est une allégorie, celle de l’innocence sacrifiée sur l’autel de la perversité du pouvoir. Le sexe de l’enfant n’est d’ailleurs pas indifférent au sens où il contribue à renforcer l’innocence et la pureté de la victime, là où Les P’tits gars (les enfants soldats de Castaneda) incarnent une enfance perdue, dépravée et atrocement meurtrière. Peut-être peut-on aussi, en creusant le sillage symbolique, considérer Kaveena comme une figure du continent africain, dépecée par les intérêts politiques et économiques étrangers. En effet, Kaveena n’est-elle pas la figure de ces enfants qui meurent sur les écrans télévisés de l’Occident, victimes du libéralisme sauvage, dans la plus grande indifférence ? : « Après tout, dans le monde comme il va, l’assassinat d’une fillette d’origine modeste peut tout au plus émouvoir les âmes sensibles pendant quelques jours. Passé ce bref moment de compassion qui préserve l’indéniable valeur humaine de la tragédie – même de famille pauvre, une enfant comme Kaveena n’est tout de même pas une petite chienne, on parle de sa mort dans la presse – celle-ci perd peu à peu toute réalité. Un petit corps a disparu de la surface de la terre mais rien n’est arrivé nulle part. On peut le regretter, mais c’est un fait. » (p. 59).
C’est que, bien au-delà du roman policier, Kaveena nous apparaît comme un apologue, une fable politique aux morales multiples. Kroma entreprend de conter son enquête, « partager avec qui le veut bien cette fable où se côtoient des petites frappes, des femmes fatales et des grands blessés de la vie », « surtout pour demain » (p. 13). Il y a donc leçon(s) à tirer du meurtre et de l’affrontement des deux hommes, comme en témoigne par exemple l’une des maximes que l’on peut glaner ici ou là dans le roman : « Plus ces messieurs veulent être puissants, plus ils ont secrètement envie de se détruire. C’est un couple infernal : volonté de puissance et désir d’autodestruction » (p. 18). Kaveena, fable politique, dénonce ainsi le néocolonialisme, les compromissions des Indépendances, les mascarades de la décolonisation, la Françafrique (autant de thèmes chers à l’auteur), la fiction n’étant jamais qu’un miroir (à peine grossissant) du réel et N’Zo Nikiema jamais que l’ami de Mobutu Sese Seko – « léopard de pacotille avec sa toque ridicule, une vraie honte de l’Afrique » (p. 35).
Mais la veine polémique de l’œuvre emprunte les voies d’un autre genre qui innerve le roman, celui de la confession. En effet, au sein du récit-cadre du colonel Kroma, se trouvent enchâssées et reproduites en italique les lettres de Nikiema à Mumbi Awele. L’ancien dictateur se livre intus et in cute, pour reprendre la célèbre formule des Confessions de Rousseau : « J’ai rarement tué pour le plaisir » (p. 82). L’enjeu de ces confessions est d’admettre un certain nombre de crimes accomplis avec la complicité de Pierre Castaneda qui l’a placé au pouvoir de l’Etat au moment de l’Indépendance, faisant de lui un véritable fantoche – crime parmi lesquels les massacres de Warela et de Mirindu (p. 70), le meurtre de son ami d’enfance, Abel Murigande (p. 74 et suivantes), puis l’assassinat politique de Pierto de Souza (p. 145) – tout en niant absolument sa responsabilité dans le meurtre de la petite Kaveena. Comme chez Rousseau, les confessions apparaissent donc aussi comme un plaidoyer : « Je déraille, comme qui dirait. Mais avec toi, je peux me permettre. Tu es aujourd’hui la seule personne qui compte pour moi. Si je réussis à trouver des mots assez forts pour te convaincre que je ne suis pas un meurtrier d’enfant, je pourrai partir en paix. » (p. 99).
Kaveena est donc un roman riche, foisonnant, empruntant à plusieurs genres, parmi lesquels le policier, la fable et les confessions, mais il est aussi caractérisé par un dispositif énonciatif, à la fois déroutant et jouissif pour le lecteur.
Polyphonie et polysémie : un jeu de (fausses) pistes
Dans Kaveena, du fait du récit à la première personne et de la visée argumentative de l’œuvre, nombreuses sont les adresses directes au lecteur. Ces adresses ont pour rôle apparent de baliser le texte et permettre de mieux suivre l’enquête, de progresser pas à pas dans ce texte dense : « Avant d’aller plus loin, j’aimerais donner ce conseil au lecteur » (p. 16), « je tiens à le signaler entre parenthèses à mon lecteur » (p. 93). Par ailleurs, les nombreuses prolepses sont soulignées, comme autant de fils à tisser entre plusieurs pièces du puzzle : « comme on le verra plus loin, le défunt était de la famille royale de Nimba » (p. 26), « je ne me doutais naturellement pas à cette époque qu’elle [Mumbi] serait aujourd’hui si présente dans ma vie » (p. 53), « Il n’est pas excessif de dire que la petite cassette a changé du tout au tout l’histoire récente de notre pays. Elle continue d’ailleurs à peser sur son évolution, comme on s’en apercevra plus tard » (p. 61). C’est qu’en effet, le texte répond à un processus de tissage complexe car, par delà le récit enchâssé et les brouillages temporels déjà énoncés, l’œuvre apparaît comme véritablement polyphonique.
Les lettres de Nikiema qui émaillent le récit du colonel Kroma, tissent avec le récit-cadre des liens étroits. Tout se passe par moment comme si les voix des deux narrateurs se répondaient, ce qui accentue le brouillage. Ceci est visible par exemple aux pages 89-90. Alors que Kroma évoque pendant la guerre civile le cas d’un soldat de l’armée de Nikiema « sort[ant] de sa cachette en brandissant d’un air craintif un petit drapeau blanc », quelques lignes plus loin, la lettre de Nikiema semble poursuivre ce récit : « Il était ventripotent comme un personnage de bande dessinée, grotesque avec ses yeux effrayés. Un lâche. C’était sûrement un de ces types qu’on m’obligeait à nommer officiers. ». Ces voix qui se mêlent s’apparentent également à un dialogue des consciences. Les deux narrateurs entretiennent bien des relations, dans le crime certes (« Nous avons bien mérité lui [Nikiema] et moi [Kroma], ce qui nous arrive aujourd’hui » (p. 161)), mais aussi dans leurs rares moments de fragilité. Alors que Kroma tente parfois de se glisser dans la conscience de Nikiema à la lecture des carnets pour mieux élucider son meurtre, une forme d’affinité se crée, si bien qu’il finit par être persuadé de son innocence : « Je ne veux pas que nous nous quittions sur un malentendu, Mumbi. Tu haïssais N’Zo Nikiema. Moi, non. Il m’est même souvent arrivé de penser que tu es injuste envers lui. », peut-on lire à la fin du roman (p. 293), comme si finalement le colonel s’était laissé convaincre. Mais de façon assez troublante, il arrive que cette affinité soit réciproque, comme dans ce passage où le dictateur tente de se glisser dans la peau de son homme de main : « comment le colonel Asante Kroma, qui avait le droit de vie et de mort sur les gens, se débrouillait-il en fin de compte avec sa conscience ? Pour Pierre et moi, ce pouvoir terrible était vécu de loin : éliminer un adversaire, ça voulait dire enlever une pièce de l’échiquier. Rien de plus. Le sang, on ne le voyait jamais. Mais lui, qui devait vivre avec cela en permanence, comment faisait-il ? » (p. 194).
Mais le pacte pseudo-autobiographique de sincérité instauré avec le lecteur, par la reprise du canevas générique de la confession, mène en fait ce dernier sur une fausse piste. Tout est orchestré subtilement pour que le lecteur se laisse duper à son tour, ou du moins soit conduit, jusqu’à quelques pages avant la fin, à croire le dictateur, avant que ce sentiment ne soit remis en doute. Cette remise en cause commence par l’emploi du modalisateur par Kroma, à la page 240 : « Je crois détenir une part de vérité et j’ai envie de dire à Mumbi : « Ta haine t’aveugle, N’Zo Nikiema n’a pas tué ton enfant », puis par la sentence de Mumbi, reprise dans l’excipit : « Je t’ai vu déchiffrer avec feu ses lettres, ses notes et tout ce que tu as pu trouver dans cette maison. Eh bien, dis-toi ceci, colonel : presque tout ce que tu as vu et lu à Jinkoré était faux. Même de l’autre monde, cet homme a continué à nous mentir. » (p. 294). Mais Mumbi Awele dit-elle vrai pour autant ? Nul ne le sait, ni ne le saura, le choix d’un roman à la première personne n’étant pas celui d’un narrateur omniscient, et c’est avec circonspection que nous avons envie de nous pencher à nouveau sur les mots qui ouvrent le roman : « Je ne sais pas » (p. 9).
Plus largement, la lecture de Kaveena, nous invite à la prudence face aux discours, qu’ils soient médiatiques ou politiques. Les média sont ainsi fustigés dans le roman et ce, d’un bout à l’autre de l’œuvre : « Je n’écoute pas les radios pour savoir ce qui se passe. Je les écoute pour savoir comment ce qui se passe a été déformé. » (p. 22) ; « C’est en grande partie la faute des journaux. Après la chute de Castaneda, ils ont inventé toutes les fables sur mon compte. A les entendre, le vrai, l’unique tombeur de Pierre Castaneda, c’est votre modeste serviteur. » (p. 287). La rumeur est également dénoncée à plusieurs reprises, de même que les mots des hommes politiques : « Les mots, c’est ça qui mène le monde. Ne l’oublie jamais, mon petit, le peuple veut des mots et moins il les comprend, plus ils sont efficaces », écrit Nikiema dans un de ces carnets (p. 71). Et c’est bien cela que nous apprend la lecture de cette œuvre : entrer dans l’ère du Soupçon, jusqu’à vertigineusement remettre en cause tout ce que l’on vient de lire, comme le suggèrent les derniers mots de l’œuvre : « N’importe qui à ma place aurait été troublé. J’ai eu envie de reprendre toute cette histoire depuis le début. Encore fallait-il savoir lequel. Je veux dire : quel début ? Et peut-être même : quelle histoire ? » (p. 300).
Un texte résistant
Que peuvent donc l’art et la littérature « dans le monde comme il va »? Ils peuvent peut-être tenter de rivaliser avec la mort (- « Je me suis persuadé que tu es devenue une artiste pour peindre ton enfant » p. 229 – ), de venger les victimes (- « je vais faire tout à l’heure une installation à Bastos II » p. 285- ), de plonger les dictateurs « dans une rage impuissante », – comme la pièce de théâtre Le Petit Chien de pierre, dont il est question à la page 113 -, sans trop les inquiéter (- « ce sont des hâbleurs, ces artistes. Quand ils nous menacent dans leurs œuvres, nous faisons mine d’être terrorisés et ils sont contents d’eux-mêmes. Mais nous le savons bien, nous les tyrans, ils sont complètement inoffensifs. » (p. 196). Alors peut-être vaut-il mieux ne pas surinvestir la tâche, ne pas sacraliser la fonction et considérer comme « l’écrivain un peu soûl » du café « Chez Mado », que « les mots sont là, assis à ne rien faire, somnolents, un peu cons d’ailleurs », et qu’il faut simplement « faire son marché » parmi eux pour écrire, « paye[r] et [se] casse[r] » (p. 195)…Ou alors penser que la littérature peut avoir, comme c’est très précisément le cas dans Kaveena, le rôle d’éduquer notre ouïe et notre regard. Ceci n’est pas un roman !, pourrait-on dire avec Magritte, et de fausses pistes en fausses pistes, c’est à nous faire réfléchir que nous pousse cette lecture. En effet, Kaveena a tout d’un texte « résistant », à tous les sens du terme, dans la mesure où c’est un texte engagé, en prise avec le réel, mais aussi un texte qui accorde beaucoup d’importance à l’implicite, qui comporte des aspérités, des problèmes d’interprétation et de compréhension fine orchestrés, et c’est finalement cela un texte éminemment littéraire, comme le dit Catherine Tauveron, didacticienne de la lecture littéraire : un texte qui ne devance pas les difficultés potentielles du lecteur, un texte qui n’est pas « collaborationniste ». Les enjeux de cette lecture active, de cette participation du lecteur à l’élaboration du sens, un lecteur qui ne se laisse pas duper par les mots ni par un jeu de fausses pistes, sont réellement citoyens à long terme. Et comme le dit d’ailleurs avec une grande justesse Boubacar Boris Diop lui-même lorsqu’on l’interroge sur l’utilité des textes littéraires : « Je ne vise pas des résultats immédiats avec mes textes, ce ne serait pas réaliste. On peut tout au plus espérer une action en profondeur, sur la durée. Je me méfie aussi du tapage médiatique. On dit chez moi que les arbres qui s’effondrent dans la forêt font beaucoup de bruit alors que les graines germent sous la terre dans le plus grand silence. »
Pour reprendre la célèbre formule de Nathalie Sarraute.
Expression déjà citée, figurant à la page 59 de l’ouvrage.
C’est ce que dit à la fin du roman Mwambi à Asante Kroma, alors qu’elle dispose des deux têtes tranchées de Nikiema et Castaneda. Elles souhaitent les insérer dans une installation plastique dans le quartier où sa petite fille, Kaveena, a été kidnappée.
Cette terminologie est employée dans son ouvrage : Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? de la GS au CM, Hatier Pédagogie, 2002.
Kaveena :une oeuvre exceptionnelle par son ivresse formelle
Kaveena :une oeuvre exceptionnelle grace a son ivresse formelle.