Une esthétique du Divers
par Camille Bossuet
« Je ne l’ignore et ne le cache point : ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre, un peu compromis déjà, il y sera peu question de tropiques et de palmes, de cocotiers, aréquiers, goyaviers, fruits et fleurs inconnus ; de singes à face humaine et de nègre à façon de singe ; on n’éprouvera point de « grandes houles », ni d’odeurs, ni d’épices ; (…) On ne compte point déplorer des « incompréhensions », mais au contraire les louer à l’extrême. » (6 mai 1913, Tien-tsin.)
Nommer Victor Segalen dans le champ littéraire, c’est évoquer l’œuvre par un fragment : ce voyageur et médecin, musicien averti et linguiste, archéologue et calligraphe, fumeur d’opium, dessinateur, photographe, éditeur… est en effet d’abord reconnu comme sinologue, ethnologue… Et poète.
L’essai sur L’Exotisme n’a jamais dépassé le stade du projet. Sa publication tardive, en 1955, nous donne à lire un texte inachevé, sous forme de notes qui s’égrènent de 1904 à 1918, un an avant la mort de l’auteur.
En 1908, Segalen entreprend de réinventer le vocable usé et galvaudé d’« exotisme » pour en faire un concept moral, à portée philosophique et esthétique. L’Essai sur l’exotisme s’apparente par-là presque à un manifeste, résumé dans le sous-titre : « Pour une esthétique du divers ».
Dans un premier temps, l’auteur se dégage avec vigueur d’une acception triviale du mot, qui limiterait son sens au simple dépaysement tropical. L’exotisme, sous la plume volontaire de Segalen, prend une dimension plus large, propre à s’appliquer bientôt à l’ensemble du réel : Insistant en effet sur l’idée de perception intime du monde, de subjectivité profonde, Segalen en fait peu à peu un concept à part entière, dont il affine la définition au fil de ses multiples expériences de voyage et d’écriture.
Le Divers.
Pour mieux conceptualiser l’exotisme, un second terme est sollicité, qui vient élargir la notion, la dégager de sa dimension géographique : le Divers, ou l’altérité dans la multitude.
Avant tout défini comme expérience de l’altérité, l’Exotisme correspond pour l’écrivain au « sentiment (…) du Divers », puis, comme esthétique, à l’exercice de ce même sentiment. Les expériences sensuelles et spirituelles des premiers voyages de Segalen, où se révèlent les pouvoirs de l’imaginaire et s’attise le désir d’écrire, fondent cette pensée :
« J’ai dit avoir été heureux sous les Tropiques. C’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait…j’ai senti de l’allégresse couler dans mes muscles. » (Lettre à Henry Manceron, 23 septembre 1911.)
La sensibilité première, donc. Ce sera celle, exacerbée, des quelques âmes capables de percevoir les traces du Divers. Le concept se gonfle peu à peu d’une ambition totalisante, faisant de l’Exotisme un mode d’existence privilégié, dont l’attitude fondamentale consiste à “ vivre ivre ”. L’Exote incarne cet être capable de contempler avec ivresse le “ spectacle ” des choses et des êtres : “ Je conçois autre, et aussitôt le spectacle est savoureux. Tout l’exotisme est là. ”(p.42)
Mais l’Exotisme est aussi un motif littéraire, qui définit une poétique.
La « poétique du Divers ».
Allant à l’encontre du roman colonial et exotique, en opposition directe au lyrisme de Pierre Loti, l’Exotisme de Segalen prône une posture objectivante d’écriture, à même de renverser la focalisation ethnocentriste des récits de voyages européens traditionnels : il s’agit d’observer “ Non plus la réaction du milieu sur le voyageur, mais celle du voyageur sur le milieu. ”(p.36) L’énonciation s’inverse, le Je dominant cède la place au Tu. A l’interrogation constante du poète face aux spectacles offerts à sa vue, Segalen substitue une forme d’ascèse intérieure, mêlée d’érudition, où l’écriture de l’exotisme s’invente comme une rencontre :“ réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. ” (p.43)
La pensée et la démarche littéraire de Segalen le font rompre avec les formes préexistantes : exotisme populaire comme savant, pauvre esthétiquement ou relevant du plus pur travail poétique, comme le recueil Connaissance de l’Est, de Paul Claudel… Une nouvelle forme d’écriture se cherche, qui puisse penser ce sentiment du divers :
« je pourrai jeter sous forme de petites proses courtes, denses, non symboliques, (…) dire, non pas crûment sa vision, mais par un transfert instantané, constant, un écho de sa présence. » (p.37.)
La sensibilité et l’empathie profondes qui guident le poète n’iront pas jusqu’à lui faire « com-prendre » l’Autre dans sa part d’inconnaissable, d’inaliénable. Sentir l’Exotisme consiste avant tout à savoir percevoir la différence:
« L’Exotisme n’est donc pas une adaptation, une compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception totale et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. » (p. 44).
Ce concept de différence irréductible trouve des échos chez des écrivains comme Edouard Glissant ou Abdelkébir Khatibi : l’un emploie le terme d’opacité, dans un ouvrage intitulé Introduction à une Poétique du Divers[1] ; le second propose, dans la même voie de réflexion, l’expression de « différence intraitable.»[2]
Si la création littéraire permet de transférer dans une forme propre le réel vu et admiré chez l’autre, alors elle met en œuvre les préceptes de la « loi » d’exotisme. De cette ambition naît la forme poétique unique de Stèles (1912), chef d’œuvre poétique, genre nouveau pour un projet nouveau.
Une réflexion ontologique : l’Exotisme essentiel
Elargissant le concept d’Exotisme à la perception de tout discontinu, de toute différence perceptible au sein du réel, Segalen invente un « Exotisme essentiel », dont la signification touche à la question fondamentale de la connaissance de l’être : L’exotisme, comme attitude d’un sujet vis à vis d’un objet, devient, poussé à l’extrême, un travail d’introspection :
« L’attitude spéciale du sujet pour l’objet ayant démesurément englobé toute pensée, l’être pensant (toujours par le mécanisme hindou) se retrouve (…) face à face avec lui-même. » (p.106.)
Le Moi, réfléchi par les choses, se retrouve face à lui-même. Reprenant la théorie du Bovarysme de J. de Gaultier[3], Segalen clôt son projet de plan : « Il sait qu’en se concevant il ne peut que se concevoir autre qu’il n’est. Et il se réjouit dans sa diversité. » (p.106.) « L’Exotisme essentiel » formule ce hiatus heideggerien entre l’Etre qui se conçoit dans une unité et la multiplicité de l’« Etant ».
Ainsi le Moi, comme l’Autre, détient une part d’inconnu, d’inaccessible. Percevoir le monde par la différence implique un apprentissage de soi. On cherche en l’autre un équilibre entre le même et l’opacité, on ne trouve en soi que l’intime mêlé à l’inconnaissable. La question de l’Etre touche celle de l’absolu, que Segalen refuse d’apparenter au divin, et qui se heurte à l’inconnu d’un centre vide.
Le mystère de l’être auquel aboutit la recherche de Segalen ne trouve pas de résolution dans son oeuvre, mais au contraire est préservé. En effet le mystérieux est pour Segalen une forme supérieure d’Exotisme, « d’une intensité poussée à la limite » (Essai sur le Mystérieux, p.118.) : il « éclot dans l’interstice d’une différence, se développe aux points de contact du Divers. » (Une esthétique de la différence, p.21.)
L’altérité à soi-même devient chez Segalen une des lois de l’Exotisme.
Conclusion
L’Essai sur l’Exotisme tente de constituer en valeur une notion fondée au départ sur la simple expérience sensuelle du voyage. Peu à peu, la pensée de Segalen devient dogmatique, universalisante, voire mystique. Appréhender l’étranger, c’est d’abord, pour lui, percevoir et savourer le Divers, et parvenir à un contact vif et immédiat avec toutes les formes de différence. Segalen explore dans son œuvre et dans sa vie une autre manière de sentir et de connaître, toujours guidée par la quête du plaisir et du Beau. Ce qu’il découvre par le voyage est toujours d’emblée lié à sa création littéraire et engendre une forme artistique nouvelle. L’Exotisme prend valeur de poétique.
Cette quête permanente de l’Autre est un symbole d’ouverture car elle s’accomplit dans un mouvement de libération : vis à vis d’une société catholique d’une part, s’accompagnant d’une négation de Dieu ; vis à vis d’un empire colonial et d’une littérature « exotique » d’autre part, car elle s’oppose à un regard faussement objectif et destructeur.
Paradoxalement cependant, cette ouverture semble conduire à un enfermement et à une souffrance : Segalen cherche avec ferveur dans un passé onirique ou des ailleurs encore lointains, le spectacle menacé du Divers :
« Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, — mourir peut-être avec beauté. » (p.95)
Cinquante ans plus tard, Le poète Edouard Glissant prolonge ce regard, de façon moins figé, sur la nature du Divers :
« Le Divers n’est donné à chacun que comme une relation, non comme un absolu pouvoir ni une unique possession. Le divers renaît quand les hommes se diversifient concrètement dans leurs libertés différentes. Alors il n’exige plus que l’on renonce à soi. L’Autre est en moi, parce que je suis moi. »[4] (L’Intention poétique, p.101.)
[1] Glissant, Edouard, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996.Titre choisi en hommage à Victor Segalen.
[2] Khatibi, Abdelkébir, Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, 1987.
[3] De Gaultier, Jules, Le Bovarysme (ultérieurement sous-titré Essai sur le pouvoir d’imaginer), 1902, version augmentée d’un premier essai, Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert, en 1892 . Selon Gaultier, il est impossible de se représenter- si ce n’est par l’imaginaire- un être universel, car toute conception suppose une division : “ cet acte par lequel l’être unique se distingue en sujet et en objet. ”(Le Bovarysme, p.99.)
[4] L’intention poétique, Seuil, 1969.
Discussion
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