Contre exotisme : la poésie comme langage universel de l’enfance
par Sandrine Meslet
« Glorieux d’écailles et d’armures
un monde trouble délirait » (V)
Saint John Perse fait paraître Eloges en 1960, la première section du recueil, intitulée Pour fêter une enfance, se compose de six poèmes de même longueur dans lesquels se déploie un hymne à l’enfance. Les registres épique et épidictique soutiennent le projet poétique de Saint John Perse et orientent le lecteur vers une interprétation symbolique. En effet, l’enfance permet au poète d’évoquer un âge mythique, commun à tout homme, au sein duquel les références antillaises deviennent communes et sont élevées au rang d’universelles. La célébration de l’enfance et de ses motifs passe aussi par l’hommage du poète à la poésie, ainsi mère et muse se confondent-elles au cœur de la section pour fonder une poétique de l’hommage. Chacun des poèmes semble ainsi présenter une nouvelle approche de la thématique en la réinventant à chaque pas. Le poète célèbre l’enfance mythique que la poésie ancre dans un décor reconstitué, re mythifié. L’âge d’or de l’être humain se déploie dans cet ensemble de poèmes et offre une nouvelle fois au poète un espace au sein duquel se développe et s’épanouit la forme du verset.
Une enfance, un regard
L’utilisation de la première personne permet au lecteur d’intégrer l’espace visuel du je poétique et d’approcher au plus près les réalités sensibles qui sont décrites. Le je est à la fois celui de l’enfant et de l’adulte, ainsi regardant et regardé s’unissent pour décrire ensemble les tableaux qui peuplent les souvenirs d’enfant : « Je me souviens » « mais pour longtemps encore j’ai mémoire ». Mais le poète ne se contente pas de donner à voir sa souvenance, son regard est cyclique et semble ne jamais venir à bout des choses et de leur perception : « Et puis ces mouches, cette sorte de mouches » (II, III). Il ne cesse de revenir sur ce qu’il a écrit et ressasse inéluctablement ce chant du monde dans lequel de nombreuses répétitions se retrouvent d’un poème à un autre. Cependant le regard qui se pose sur l’enfance et ses souvenirs est empli d’émotions paradoxales, ainsi la peur n’est pas absente de cette évocation à travers la présence d’un champ lexical significatif « pleurs », « effroi », « fièvre », « pur sanglot » (IV). Toutefois le tableau laisse entrevoir les contours d’un lieu où règne l’harmonie et glisse imperceptiblement vers l’hommage et la célébration d’un monde que seule conserve la mémoire, elle semble ainsi réunir les contraires et les fondre harmonieusement. Le poète reconstitue un décor où se côtoient la nature, les hommes et les animaux au sein d’un curieux banquet poétique « alors de se nourrir de racines comme nous, de grandes bêtes taciturnes s’ennoblissaient » (I) dans lequel les conditions humaine et animale se confondent autour du repas de feuilles. Convoquer les antonymes devient alors un motif qui a pour but de les concilier dans un univers où chaque force s’équilibre, on note en ce sens la présence de plusieurs couples antinomiques lumière/obscurité, haut/bas, terre/eau, grandeur/petitesse, jeunesse/vieillissement à l’image de ce verset extrait du poème III
Et l’ombre et la lumière alors étaient plus près d’être une même chose.
Progressivement, le poète dessine son rêve, celui de concentrer le monde dans un poème, en s’appuyant sur un lexique d’une grande richesse et d’une grande densité. Le lexique n’est cependant pas le seul à tracer l’esquisse d’une poésie élevant progressivement l’enfance au rang de mythe. La poésie de Saint-John Perse emprunte aussi à l’épopée son registre épique, cet univers en perpétuelle activité se mue en un espace où les réalités antillaises se mêlent aux figures mythiques.
Les sources du mythe
L’enfance est un âge d’or peuplé de figures féminines empruntées à un passé mythique, la figure féminine est ainsi réalisée en deux temps, elle reprend d’abord le motif maternel avant de s’attacher au motif poétique et de passer de la figure de la mère à celle de la muse « Et les servantes de ma mère grandes filles luisantes » (I). La figure de l’amplificatio est au cœur de la poétique qui se déploie dans l’ensemble de ses poèmes, elle offre un rythme au cœur de la rhétorique persienne à travers une gradation lexicale :
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre
un monde balancé entre les eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de liane
où trop longues, les fleurs
s’achevaient en des cris de perruches. (II)
On note aussi la présence de nombreuses adresses dans lesquelles le poète souligne son attachement et son admiration pour ces entités qui peuplent ses souvenirs, une première apostrophe apparaît dans les poèmes I, V et VI « Palmes !… » et d’autres suivent telles que « O clartés ! O faveurs ! » (II), allant même jusqu’à mimer le langage liturgique en faisant apparaître le « je » poétique « O ! j’ai lieu de louer ! » répété à trois reprises dans le poème V. Mais la prière est profane, elle n’est pas ancrée dans un univers religieux elle est juste l’apanage du langage poétique. Même s’il emprunte sa solennité au sacré, le gospel persien est poétique ; il célèbre ainsi le pouvoir des mots qui font surgir le souvenir et lui offre un refuge. La vision reprend des motifs empruntés à la mythologie, ainsi « [les] paupières fabuleuses » s’ouvrent sur le mythe en transfigurant les figures d’un quotidien lié à l’enfance. Le sacré métamorphose alors la simple évocation en chant épique qui transfigure les servantes en prêtresses de la Grèce antique. Construit en chants, comme une épopée, l’ensemble de la section s’appuie sur un lexique épique « exploits », « blanc royaume », « haute condition », « paupières fabuleuses », « règnes », « fruits d’or » venant une nouvelle fois lier au souvenir les connaissances et les savoirs que les mythes ont transmis au poète. Les figures qui peuplent la section semblent hanter le décor persien dans une mise en scène étudiée, « les hommes », « les femmes », « servantes », « mère », « grandes filles », « très petite sœur », « la nourrice », « leurs Gendres », « des Princes » viennent habiter la scène poétique par leur présence mystérieuse et indéterminée[1]. La disparition semble proche et une tension naît les poussant vers l’immatérialité à l’image de ce vers « où j’ai mené peut être un corps sans ombre » (I), dans lequel les figures présentes ne s’assimilent plus qu’à des ombres.
Le verset : une forme, un souffle
Le vers s’étend sur la page comme s’il refusait de se fondre dans l’alexandrin ou l’octosyllabe, vers pourtant largement usités dans l’épopée[2]. Le poète dispose les virgules de manière à marquer des pauses et laisse entrevoir le rythme d’une phrase, le plus souvent longue et complexe, multipliant les subordonnées ou bien faisant le choix d’élider le verbe :
Et les hommes remuaient plus d’ombre avec une bouche plus grave, les femmes plus de songes avec des bras plus lents. (III)
Au-delà de la réécriture de la genèse qui marque en profondeur notre section, certaines tournures rappelant sans équivoque celles de la Bible, une disposition attentive et singulière des vers contribue à la formation d’une musique poétique. Saint John Perse choisit de faire de l’enfance un récit épique en six chants, chacun des poèmes reconstruisant et réinventant le chemin qui mène à l’enfance et au souvenir. L’enfance est allégorisée distillée dans chacun des poèmes où sa présence est sans cesse renouvelée afin de la rendre sous ses multiples traits. Le dialogue fictif avec l’enfance met en scène cet univers onirique dans lequel deux types d’hommage se fondent celui de l’enfance et de la poésie.
Et tout n’était que règnes et confins de lueurs. Et les troupeaux montaient et les vaches sentaient le sirop de batterie. (IV)
Recourant souvent à l’aposiopèse, le langage se présente comme au-delà des mots et semble vouloir dépasser le papier pour s’épancher vers d’autres sphères. La tmèse, qui se définit comme une disjonction de termes en principe inséparables au niveau syntaxique, retarde la qualification afin d’ouvrir le champ des possibles. L’aporie revendiquée par le narrateur ouvre le champ des perceptions et propose une évocation mouvante, incertaine, à l’image du souvenir. Par l’adoption d’un regard limité, c’est bien ici la vision du rêve qui prédomine « le songe des enfants » (III). L’amplification, nourrie par l’apparition du lexique sacré « l’invention des voûtes et des nefs », « sans reliques », « Déluge », permet au poète de présenter son recueil comme le refuge du sacré où son chant semble s’élever vers des cieux poétiques. Ce lexique inaugure la voie du sacré, propre à la poésie persienne, et déploie un souffle dans lequel s’élabore progressivement un hymne à la diversité. Une fête des sens, un festival de nouveautés voient ainsi le jour pour des yeux pas assez grands pour contenir le monde. Le corps entier ouvert à la perception, à travers « [les] paupières », « mon front », « mes yeux », « mes membres », « nos lèvres », ne cesse d’en mesurer l’insuffisance. Pour pallier cette aporie de la perception, la poésie s’ouvre au langage mystérieux et elliptique, seul à rendre compte de ses mystères.
L’amplification du décor et des sons aboutit à l’avènement d’un espace démultiplié et ouvert dans lequel « Jardin », « cimetière », « chambre » et « maison » se retrouvent pour tracer les contours d’espaces intimes et rassurants. La présence insistante de la majuscule dans le dernier poème de la section achève la marche vers le mythe :
…Or les Oncles parlaient bas à ma mère. Ils avaient attaché leur cheval à la porte. Et la Maison durait, sous les arbres à plumes.
De l’évocation à la célébration épique et mythique d’une enfance, la poésie persienne passe par la description de fêtes, de cérémonies ou encore de rencontres ponctuant la vie de figures humaines issues de l’enfance. La remémoration onirique de l’enfance trace les contours d’un rêve poétique au sein duquel s’interroge le poète : « Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors qu’il n’y a plus ?… » (III) La quête de l’enfance est aussi celle de sa perte et la conscience d’un âge perdu, évocation poétique vaine mais ô combien salvatrice pour celui en qui résonne le pouvoir des mots.
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