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Ananda Devi

Ananda Devi, Indian Tango

Indian Tango ou la danse de la sens-ualité dans la trans(e)gression

par Jeeveeta Soobarah Agnihotri

 

Incontestable ponctuation dans sa création littéraire, Indian Tango de la Mauricienne Ananda Devi, se démarque de ses derniers romans, tous marqués par une violence poétique, véritable signature de son écriture. Devi a subtilement fait glisser dans ce récit un brin d’humour qui confère une note légère à la narration. Tous les ingrédients sont réunis pour mettre l’accent sur ce que nous appellerons un roman de la « maturité », où s’affirment à la fois l’identité d’une femme et celle d’une écrivaine, dans l’expression interdite de la féminité. D’autre part, pour la première fois, Devi invite son lecteur à une réflexion sur le rôle de l’écrivain et sur les limites du pouvoir créatif.

A la lecture de ce roman, on se demande sous quelle modalité entrer dans le texte : celle qui fait découvrir Delhi par le regard des personnages, ou bien celle de l’analyste qui suit de près le parcours littéraire de l’écrivaine ? Il faut savoir que si les deux modes de lecture donnent lieu à des observations différentes, elles convergent vers la conclusion du récit : la trans (e) gression comme mode d’expression du sujet féminin, qui allie en même temps l’interdit et la sensualité, dans un corps-à-corps langoureux.

De prime abord, l’histoire semble être très simple : la rencontre accidentelle de deux femmes devant un magasin de sitar, génère leur pèlerinage dans les dédales de leur intimité, où culmine la découverte de soi à travers l’érotisme. Deux femmes, Subhadra Mishra et la romancière sans nom, étrangère à Delhi : deux vies parallèles transposées sur trois repères temporels, « mars 2004 », « avril 2004 »et « mai 2004 » – dispositif qui établit une cohérence narrative à mesure que filent les mots et que défilent les pages. Une jeune écrivaine bohème erre dans les rues de Delhi, suivant à la trace une autre femme, enivrée par la musique du sitar et par le désir de la chair. Subhadra est une femme à responsabilités multiples, qui vit ses contradictions et ses conflits dans le silence brimant que lui impose sa tradition. Elle est à la fois une épouse respectable mais lasse du quotidien, une bru soumise mais refusant de se plier à l’image de sa belle-mère, une mère aimante mais faible, et une femme approchant dangereusement de la ménopause, l’âge où son rapport avec elle-même et avec son corps est sévèrement mis en péril. A cet égard, le tandem de Subhadra Mishra et de la romancière repousse les limites du sujet féminin à travers leur aventure amoureuse, qui permet la redécouverte de soi et réveille les voix étouffées.

Tel le bindu[2] primordial du cosmos qui est à la fois le point de départ de la manifestation du monde, et l’essence de l’être, le sexe de la femme est centré comme le secret du roman. L’indicible se révèle au lecteur dans un véritable hoquet de la narratrice :

Elle ne sait pas même pas si c’est cela, la raison. Elle ne sait pas s’il y a une raison, comme en toute chose, pour ce qui la concerne. Seulement, ce n’est pas un cours de sitar qui a été sa manifestation d’indépendance.

Pas un cours de sitar mais un regard qui prétendait la rendre à elle-même. Et pas seulement un regard : des mains, une bouche, des caresses, un sexe. Voilà, c’est dit.

Avant cela, elle ne savait pas quelle était la voix de son corps. Ni même que son corps avait une voix[3].

En effet, c’est ce que révèle le texte – le centre féminin, le point primordial à partir duquel s’articule le soi. Tout est de l’ordre de l’implicite. Les sous-entendus dominent le texte et deviennent mimétique du secret qu’impose le silence des personnages. Le centre féminin est un lieu tabou, interdit, donc oublié, relégué au secret du corps. Le bindu, que nous lisons ici comme le sexe féminin, est trop aisément confondu avec le maternel (la capacité reproductive) et très rarement est-il compris comme le point originaire du plaisir. Dans les sociétés traditionnelles où circulent les protagonistes, le plaisir est de l’ordre du transgressif, du tabou, de l’interdit, puisque la femme n’existe que par rapport à son rôle de mère.

Ce roman ose accorder une voix à un silence oppressé dans le secret du crime humain, commis au nom des traditions. Indian Tango est de ce fait, un sexte.Ce néologisme cixousien désigne une subversion de texte et de l’identité sexuée. La notion de sexte définit la ligne programmatique des auteures (telles Cixous) qui investissent le champ littéraire dans une révolution de la langue, pour ramener au premier plan une identité sexuée longtemps ignorée. Citons à ce propos Cixous :

Il est temps de libérer la Nouvelle de l’Ancienne en la connaissant, en l’aimant, de s’en tirer, de dépasser l’Ancienne sans retard, en allant au-devant de ce que la Nouvelle sera, comme la flèche quitte la corde, d’un trait rassemblant et séparant les ondes musicalement, afin d’être plus qu’elle-même[4]

Indian Tango accomplit cette mission libératrice du sujet féminin en instiguant tout un parcours de prise de conscience, dans laquelle la musique joue un rôle actanciel. En effet, la musique du tango réveille celle de la chair, et se focalise sur la voix du centre interdit, qui a toujours été pensé comme un vide. Accorder une voix au sexe de la femme qui a jusqu’ici été vécu comme une entité muette et ceci par le biais de l’expérience érotique, tel est le projet de la romancière. Le texte parle et fait parler la chair à travers la musique du sitar, et celle des mots :

Cette musique défait et contredit tous les codes, elle pénètre les failles de cette civilisation du non-dit, elle étale au grand jour l’interdit et elle rit de son insolence. Entre confrontation et fusion, la conversation des pieds, dans le tango, est à la fois une séduction et une guerre[5].

Lorsque Subhadra entend la musique du tango argentin pour la première fois sur son balcon, une folie s’empare d’elle. Cette musique enlace la chair de la femme dans un abrazo ténébreux et entame un dialogue avec elle. Le jeu de séduction est décrit comme un véritable corps à corps, voire comme une scène d’amour se culminant dans un bien-être orgasmique. Le langage de la musique possède des codes autres, beaucoup plus sensoriels, à l’image du secret que cache le texte. L’espace de l’interdit est celui du secret, lié la transe. En effet, la jouissance que veut taire la société est une manifestation de la transe qu’entraîne la musique. Subhadra ajoute :

Mais cette musique parle au contraire de voies détournées, de rencontres buissonnières, de nuits passées à mourir en s’abandonnant à ses rêves pour mieux revivre dans d’autres élans et d’autresabandons[6].

Le désir charnel se conjugue au besoin de lutter contre « la tyrannie de l’habitude [7] », sortir de l’image pétrifiée de la femme, « une femme, pas un mythe[8] », pour enfin exister. La narratrice l’énonce clairement, « Pour une fois me mettre en scène, devenir le sujet de mon histoire [9]. » Le besoin de changer de peau de Subhadra Mishra « changer de peau pour mieux se retrouver [10] », trouve un écho chez l’autre personnage qui évoque « le verso de [sa] personne[11]. » Il s’agit pour les deux femmes d’aller au-delà des limites du possible, au-delà des limites du pensable pour se prouver qu’elles existent, mais aussi comme le dit l’écrivaine, « cette envie de dire les choses sans les dire, de prendre à contre-pied le pacte du mensonge pour mieux révéler l’envers de ma peau [12].» La narratrice fait de Bimala, l’héroïne de La Maison et le Monde, du célèbre écrivain indien, Rabindranath Tagore, l’incarnation de la femme shakti (force), la femme émancipatrice, le double de Subhadra. De ce fait, le couple Bimala/Subhadra, présenté comme presque fusionnel, devient la « dépeceuse magnifique [13].» La narratrice joue beaucoup de cette fusion /confusion pour suggérer l’aspect insaisissable et mystique de son amante.

Par ailleurs se juxtapose à cette intrigue amoureuse, une ville, Delhi, qui dans sa majesté terrifiante, à la fois lépreuse et magnifique, rassérénante et infernale, domine et moule la destinée des personnages. Si la narration se focalise sur les deux protagonistes féminins, elle se nourrit aussi des autres figures féminines qui croisent la route du tandem : la vieille belle-mère « corps ratatiné [14] », victimale, manipulatrice et cruelle, cliché de la belle-mère bollywoodienne. ; ou encore, Bijli, « une intouchable, nettoyeuse de latrines [15]», à la personnalité électrique. Elle incarne la sexualité féminine à son apogée au grand dam de la vieille belle-mère qui se crispe de jalousie devant la jeunesse féminine de sa belle-fille ou celle de la bonne. Bijli dégageant « une aisance de corp s[16] » s’oppose à Subha « si lourde de cette terre, de ses traditions, de ses croyances, de ses doutes [17]». Telle Mitsy dans Pagli[18], Bijli représente ce que la protagoniste voudrait être : une femme consciente de sa chair et de son corps.

Dans l’ensemble on ne peut rester indifférente face à la poéticité suggestive de la narration. La violence poétique a laissé place à une musique lancinante et sensuelle, qui envoûte protagonistes et lecteurs dans un tango à deux temps : tantôt dangereux, tantôt langoureux. Telle Meera, l’amoureuse passionnée de Krishna [19], Subha se laisse emporter par la magie de la musique, engendrant un autre langage possédant ses codes propres :

La chair danse…Sinue, se fluidifie, se plastifie. Entre dans un autre langage, s’explique par d’autrescodes[20].

C’est une musique qui réveille la chair « anesthésiée [21] » car « là où plus personne n’ose s’aventurer, c’est là que la musique veut aller [22].» Elle remplace l’amant incompétent, rappelle les caresses interdites de l’amante, fait trembler Subha et l’excite par « ses notes hautes [23]» et ses « notes basses [24] »

Le titre Indian Tango est de prime abord investi d’un projet culturel, rencontre de l’Occident et de l’Orient à travers une danse exotique, érotique, intimiste et littérairequi ensorcelle le lecteur et hante les rues ensoleillées de Delhi. Two to tango expression qui suggère le partage des fautes et des culpabilités…est une invitation langoureuse àune danse interdite dans l’espace de l’imaginaire. Devi y laisse une partie d’elle-même puisqu’elle invite (sous le déguisement de la narratrice) le lecteur dans son intimité d’écrivaine, lui offrant ainsi de nombreux passages pour « affirmer », cette nouvelle complicité :

Quoi de plus banal, de plus abject que l’écrivain qui se raconte en prétendant croire que le lecteur n’a qu’une envie, celle de suspendre quelques heures de sa vie pour en suivre une autre dans laquelle ne se passe rien d’autre que le mortel silence du tarissement ?[25]

Lisons cette invite comme une forme de tango, danse qui se fait dans la sensualité des mots, dans la transgression des frontières de l’imaginaire…entre une écrivaine et son lecteur.

Dans le cas de Indian Tango, il est opportun de parler de roman de la maturité puisque certaines hésitations ressenties dans les romans précédents, les fantasmes d’un amour féminin se cristallisent pour démontrer qu’une étape a été traversée dans l’écriture anandienne. Elle a su redéfinir les notions clés de son univers romanesque, à savoir : la chair, l’érotisme et bien sûr la femme. Telle Eve s’élevant de ses décombres, Indian Tango donne naissance à une nouvelle femme, qui se réveille dans la musique de sa chair.


[1] Ananda Devi Nursimooloo, Indian Tango, Paris, Gallimard, 2007.

[2] Le bindu est un terme sanskrit qui a pour sens, goutte, symbole de l’absolu. Dans le Dictionnaire des symboles . Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Ed. Laffont/Jupiter. Paris, 1982, le bindu est décrit comme « l’image de l’incommensurable unité en forme de point final de l’intégration, aussi bien que point de départ de toute méditation profonde. […] ce grain de lumière, vivante comme une étoile, est formé par l’union du prana, souffle vital, de l’essence de notre esprit, et du principe conscient. »

[3] Ananda Devi, Indian Tango, Paris, Gallimard, 2007,p. 90.

[4] Hélène Cixous, « Le rire de la méduse », Paris : L’Arc, n° 45, 1975, p.41.

[5] Indian Tango, p. 82.

[6] Ibid., p. 76.

[7]Ibid. p.12.

[8] Ibid. p.114.

[9] Ibid. p. 23.

[10] Ibid. p. 50.

[11] Ibid. p. 23.

[12] Ibid., p. 23.

[13] Ibid., p. 81.

[14] Ibid., p. 16.

[15] Ibid., p. 129.

[16] Ibid., p. 68.

[17] Ibid., p. 129.

[18] Ananda Devi, Pagli,  Continents Noirs, Editions Gallimard, 2001.

[19] Krishna est un Dieu du panthéon hindou, huitième avatar du dieu Vishnu. Krishna, le joueur de flûte, est plus connu pour son côté séducteur, ainsi que pour ses innombrables relations amoureuses avec les gopis, les bergères. Dans ce texte, nous faisons allusion à Meera, jeune princesse qui était tombée folle amoureuse de Krishna et pour qui elle avait abandonné caste, classe et famille.

[20] Ibid., p. 76.

[21] Ibid., p. 75.

[22] Ibid., p. 75.

[23] Ibid., p. 75.

[24] Ibid., p. 75.

[25] Ibid., p. 41

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