De la musique insulaire à la musique intérieure
par Célia Sadai
Ananda Devi est née en 1957 à Trois-Boutiques, à l’Ile Maurice. C’est sa terre natale qu’elle porte au cœur d’une écriture qui rappelle le réalisme magique des caribéens. Ethnologue de formation, Devi s’attache à saisir les caractères mauriciens, figures accablées par un tragique insulaire a priori atavique. Paysage volcanique, tourmenté par les cyclones et menacé par l’océan, l’île restituée par Ananda Devi échappe pourtant à un irréductible enlisement et s’ouvre au troisième lieu, l’île imaginaire, l’île imprévisible.
Comme l’éprouve le Marcheur, l’Historien épique de Michel de Certeau, il n’y a pas chez Devi de coupure entre les hommes et leur terre – Maurice est un cosmos primoridal. Pourtant, si elle est la mère nourricière des hommes et du créateur, Maurice symbolise aussi l’enclos insulaire qui compromet les logiques identitaires. Notre dossier examine cette confusion, à la fois productive et mortifère, mystique et aliénante.
Marie-Caroline Meur s’est intéressée à Soupir[1], roman de la conquête de la terre par les hommes. La fiction d’Ananda Devi y montre ce que Fernand Braudel théorise : comment éprouver l’appartenance au lieu, en rejetant l’appartenance à l’Histoire ?
[1]L’amnésie des protagonistes de Soupir, honteux de porter les traces de l’esclavage, dégrade l’ordre symbolique du monde mauricien. La racine, métaphore organique de la filiation et de l’origine, se confronte désormais à d’autres logiques : phénomènes de substitution, de compensation, de perte du nom … Marie-Caroline Meur analyse avec pertinence la tentative de colonisation de Soupir par les hommes errants – qui voudraient que leur Histoire commençât à Soupir – tentative soldée par un échec : les plants de ganja refusent toute germination. Dans une logique archipélique et insulaire, comme celle du philosophe caribéen Edouard Glissant, c’est le rhizome impossible – ou l’atrophie des identités et des existences. Assumer l’Histoire, c’est rendre possible une existence au monde – et la prolifération d’autres mondes.
Jeeveeta Soobarah Agnihotri propose une approche de Devi par le prisme de l’écriture féminine, dans son roman Indian Tango[2]. Au topos de la terre natale y répond celui de l’expérience féminine, et le lieu romanesque se déplace dans les rues de Delhi. Le récit, sous la forme d’un carnet de voyage, raconte la rencontre de deux femmes sur fond de sitar. A la topographie insulaire, Devi substitue la géographie des corps et des sentiments. Le récit ancre les deux femmes dans un repli intime qui tente de s’émanciper de la sphère collective. Ces deux femmes composent un couple qui inscrit Indian Tango au cœur d’une dialectique féminine existentielle : Subhadra Mishra est soumise aux pressions du groupe familial et aux lois de la tradition, elle est celle qui se voit imposer son identité du dehors. La romancière qui la suit dans Delhi est une femme étrangère et sans nom. Peut-être est-elle la femme prophétique, idéale et libre, attendue depuis Eve de ses décombres[3] ?
Dans son article, Jeeveeta Soobarah Agnihotri désigne Indian tango comme le texte du secret, du tabou, et de la transgression, et cite Helene Cixous : « Indian Tango est de ce fait, un sexte ». Indian tango est au cœur de ce que la critique d’outre-atlantique nomme « women’s studies ». Pourtant Devi dépasse la perspective sociologique en composant un roman musical. Langage non verbal, la musique conduit l’expérience sensuelle, et délivre la femme de son enclos, comme l’explique Jeeveeta Soobarah Agnihotri : « une femme, pas un mythe».
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