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Dossiers auteurs, Réjean Ducharme

Réjean Ducharme, L’hiver de force

Pour une littérature de la faillite

par Sandrine Meslet

L’hiver de force[1] est considéré au Québec comme un roman incontournable, ceci pour plusieurs raisons que nous tenterons d’exposer brièvement. Premièrement Ducharme y dresse le portrait, et peut être est-il même question ici d’un procès, de la société des années 70 marquée par le mouvement hippie. Après avoir bouleversé le monde avec cette révolution des moeurs, les hommes se tournent trop rapidement vers une société dans laquelle s’exprime le goût pour l’objet et sa possession. A travers le regard d’un couple en proie au refus et à la lutte contre ce nouvel ordre des choses, Ducharme aborde la douloureuse question de la solitude dans la masse et de l’absence de rêve. Les hommes déchantent, le monde aussi. Mais la révolution ducharmienne n’est pas seulement dans le thème, elle se trouve aussi dans le traitement littéraire de l’histoire contemporaine qui laisse émerger un style désordonné, dicté par un monde qui déconcerte, déboussole et perd. La narration homodiégétique[2] laisse entendre le souffle court d’André entièrement tourné vers le projet de refonder son existence « Les événements courent après nous depuis qu’on a décidé de jouir de notre platitude, de mettre notre orgueil à ne rien trouver de plus beau que rien du tout[3]. » Le choix d’une focalisation interne permet au lecteur de suivre les errances d’André et de Nicole dans leur quête nihiliste, la voix, alternant le « nous » et le « on », se fait chemin et destin en nous entrainant toujours plus loin dans l’imaginaire et le fantastique :

Soudain, on était assis dans l’abri de l’arrêt d’autobus et on voyait les autos tournoyer, glisser, capoter et gicler des sangs de toutes les couleurs, comme des cancrelats. Les ampoules de mille watts des lampadaires explosaient, bombardaient. L’avenue du parc gondolait, craquait, morcelait ses asphaltes, nous les lançaient à le figure[4].

L’étrange machine dans laquelle se coule leurs jours insipides, marque l’avènement des dieux Alcool, Télé et Vie nocturne qui annulent le temps. La marginalité guette les deux protagonistes et fonde une écriture en quête d’une temporalité que leur offre l’hiver de force.

Le monde est à réinventer

André et Nicole ne sont pas de marginaux comme les autres ils revendiquent une liberté, leur liberté, d’abandonner l’objet au profit d’une vie de bohême dans laquelle le besoin des choses est remplacé par le besoin des autres. C’est sans doute l’un des sens à donner à la naissance de l’amour inconditionné du couple pour La Toune, projection d’un moi en perdition qui cherche à se rattacher à l’autre dans un mouvement enivrant de dépossession et de fusion. Mais si l’amour est à réinventer, le langage l’est aussi. La voix narrative impose une contestation du monde en déconstruisant la grammaire, l’écriture testimoniale se fait virulente lorsqu’elle dénonce le désastre social. Miroir de cette faillite, la phrase apparaît chamboulée, disloquée avec un goût répété pour l’inversion de l’ordre des mots comme dans cet exemple où la préposition[5] « de » actualise le substantif « paranoïa » à la place de l’article. La phrase n’est plus seulement non canonique, elle est réinventée « De paranoïa de quand tu as peur que les ambulances s’en aperçoivent, qu’elles se mettent à courir après toi[6]. » Nous frôlons ici les frontières du rêve, la restitution du discours semble passer par un canal autre que celui de la logique. Le discours libéré du carcan de la langue est restitué par l’automatisme de la pensée à la manière des Surréalistes[7]. Le jeu sur la langue ne peut se réaliser sans la complicité d’un lecteur, interlocuteur privilégié de cette folie langagière « Dans le frigidaire, il reste une pointe croûtée de fromage de face de vache rouge qui rit (tu sais ?) [… ] Hé ! elle nous a appelés. Elle nous a téléphoné, oui oui[8] ! » Le lecteur est apostrophé de manière familière dans un dialogue d’homme à homme, embarqué bien malgré lui dans cette curieuse aventure du langage :

Toutes les femmes ont l’air d’aimer ça mais il ne faut pas que tu te fies là-dessus trop-trop.  Les folies et les cochonneries les passionnent mais c’est la propreté et la sécurité qui les rendent plus folles et cochonnes […] Je n’y connais rien, remarque[9].

La succession de phrases brèves fonctionnant sur la figure de l’anaphore[10] « On va.. », formée par le pronom impersonnel de troisième personne (qui remplace le pronom de première personne de pluriel nous) et le verbe aller[11] dessine un imaginaire en vase clos dans lequel se reflète la folie d’un univers renversé où l’homme se métamorphose en animal :

On va tout vendre, même notre argent. On va garder juste notre TV. Après on va dormir sur le plancher (si personne ne veut l’acheter). Après on va manger nos dents, c’est fascinant comment que c’est nourrissant : calcium, fer, fluor […] On va rester blottis au fond de notre trou et on va lécher nos plaies, longtemps, tu peux être sûr[12].

Les analogies sont également présentes et viennent dénoncer l’absence d’une langue adéquate pour dire le monde et ses changements : « Y a trop de chômage au Canada, on se sent superflus, superinutiles, superabandonnés[13]. » Les analogies se fondent ici sur la reprise du préfixe super qui enrichit l’adjectif inutiles et le participe passé adjectivé abandonnés et vient sur qualifier la désillusion du narrateur.

De la contestation à l’outrage : mode d’ouvroir potentiel[14] de la création littéraire

La langue ne se plie pas seulement au jeu carnavalesque de l’inversion, elle devient aussi le lieu de tous les outrages dont le corps apparaît comme la première victime « Déshabillons-nous et lavons-nous ; avec le New Ajax, avec la brosse à plancher, oui oui ! Nettoyons-nous, genre extirper la saleté de tous les interstices, oui oui[15] ! » La publicité investit la parole et conduit l’homme à s’identifier à un parasite, ou encore à une bactérie, et à entamer sa propre extermination. La couple s’autorise tous les excès, leur vécu de déchets de la société les incite à perdre toute considération pour leur personne. La perte de leur travail, puis de leur domicile, les fait entrer dans la marginalité qui, loin d’être redoutée, inaugure un nouveau mode de vie. Les protagonistes deviennent esclaves de l’amour qu’ils portent à La Toune mais ils le deviennent surtout de la spirale dans laquelle ils se sont enfermés. On remarque cependant au milieu de cette descente, dont le fond ne semble jamais pouvoir être atteint, l’apparition d’une parole autotélique qui réalise l’acte poétique. La poésie crée un décalage face au style adopté par le narrateur et laisse entendre une voix distincte et auctoriale, ces aphorismes renvoient le lecteur à une dimension métalinguistique du texte qui déconstruit le langage pour mieux le recréer.

Quand il reste  juste un quart d’heure, nos freins cèdent ; le besoin et la peur, attelés ensemble, nous emportent, nous descendent comme ils veulent ; jusqu’à l’échéance nous dévalons à tombeau ouvert une pente qui s’incline de plus en plus pour devenir flanc d’abîme[16].

Le passage ne peut que saisir le lecteur, il dénote le besoin du narrateur de revivifier sa vie par l’intermédiaire d’une parole poétique qui lui permet d’exprimer le délaissement et l’abandon auxquels tout homme peut être confronté dès qu’il se sent exclu. De plus, en évoquant métaphoriquement sa propre catabase[17] le narrateur ouvre une parenthèse dans laquelle un monde immaculé semble encore possible, il sauve ainsi une part de lui-même à travers le langage poétique devenu refuge :

Quand l’amour dort à côté, dort si près qu’on respire les parfums de sa personne avec l’air d’avant l’aube, on part à courir, et nos têtes qui tournent nous promettent qu’en allant plus vite, toujours plus vite, on va finir par se dépasser, s’échapper et sortir[18]

Le langage élève l’homme et l’aide à restaurer l’équilibre dans sa perte de contrôle avec le réel.

L’entrée finale dans L’hiver de force est longuement préparée, l’hiver est pareil à la camisole, au bâillon que l’on lie pour étouffer le cri. Le cri c’est autant la souffrance de l’exclusion que celle de l’abandon de La Toune, c’est encore une fois l’absence de liberté pour des protagonistes en proie à l’errance. Après la disparition des meubles on assiste à celle des êtres, la spirale se fait cercle et l’échec du projet nihiliste paraît consommé. Les protagonistes, impuissants face à la faillite du système, retournent à la solitude que symbolise pour eux l’hiver « la saison où on reste enfermé dans sa chambre parce qu’on est vieux et qu’on a peur d’attraper du mal dehors[19]. »


[1] Réjean Ducharme, L’hiver de force, Paris, Gallimard, Folio, 1973, 273 p.

[2] Le narrateur est seul et son point de vue est le seul à être restitué.

[3] p.67

[4] p.28

[5] On hésite ici avec un partitif grammaticalement incorrect devant un terme non comptable.

[6] p.16

[7] A la manière des Champs magnétiques de Soupault et de Breton.

[8] p.55

[9] p.75

[10] Figure de style appartenant au champ de la poésie et marquant la répétition du même terme en début de vers.

[11] Il faut considérer l’emploi du verbe aller dans un emploi de semi-auxiliaire modal, il ne marque pas le mouvement mais fonctionne dans une périphrase évoquant un futur proche.

[12] p.110

[13] p.119

[14] Nous faisons un clin d’œil au mouvement littéraire de L’Oulipo tourné vers l’expérimentation de la littérature comme semble aussi le prôner Ducharme.

[15] p.151

[16] p.46

[17] C’est ainsi que l’on désigne la descente aux enfers du poète Orphée mais aussi celle du troyen Enée.

[18] p.250

[19] p.274

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