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Dossiers auteurs, Réjean Ducharme

Réjean Ducharme, Dévadé

 

La révolte discursive

par Victoria Famin


Réjean Ducharme, romancier et dramaturge québécois, est une des figures emblématiques de la littérature francophone des Amériques. Presque vingt-cinq ans après la parution de son premier roman L’Avalée des avalées, et dans la continuité d’une œuvre littéraire très prolifique, il publie en 1990 Dévadé. Ce roman s’inscrit profondément dans le projet littéraire de l’auteur et intensifie les traits d’écriture qui caractérisent sa prose. Il s’agit d’un texte qui enrichit autant l’œuvre littéraire de Ducharme que son image mythique d’homme des lettres.

Depuis 1966, date de publication de son premier texte, l’auteur a su se construire et maintenir une image mystérieuse. En effet, il a toujours refusé que sa vie privée soit associée au succès de ses romans. Loin d’être un simple caprice, cette décision est accompagnée par la volonté de l’auteur de cacher toute information concernant sa personne, sans pour autant adopter un masque. Ainsi, les auteurs des diverses anthologies de la littérature québécoise se sont vus privés des données habituellement citées pour la présentation d’un écrivain. Seule une photographie très floue de Ducharme permet aux lecteurs de recréer ce personnage secret. Cette situation semble pourtant avantager la réception des textes de l’auteur, car la critique se voit contrainte de contourner toute appréciation de type biographique pour aborder directement l’étude des œuvres.

Comme la plupart des romans de Ducharme, Dévadé présente le discours d’un personnage narrateur. Bottom, surnom de P. Lafond, nous livre ses pensées et ses questionnements sur la vie et sur le monde, sur les relations humaines et sur les valeurs qui guident la société. Ainsi, la parole de Bottom s’inscrit dans la réflexion des personnages ducharmiens, toujours en situation de détresse, toujours à la recherche d’un sens qui pourrait valoriser leurs vies. Dans une attitude de révolte intérieure, le narrateur de ce roman n’hésite pas à bouleverser sa relation avec les autres personnages, tout en rejetant les codes de la société qui l’excluent constamment. Les sentiments ambigus que ce personnage éprouve tout au long du texte semblent guider la construction de son individualité et par la même occasion, sa conception du monde.

Dévadé est un roman qui s’inscrit ainsi dans l’œuvre de Ducharme. Bottom peut être perçu comme un narrateur qui développe la conception ducharmienne du personnage, toujours en construction de son identité, toujours conscient du pouvoir de la parole dans cette démarche. C’est pourquoi ce texte peut également être considéré comme une allégorie de la position de Réjean Ducharme, créateur de son identité mythique. Comme ses personnages, l’auteur construit, texte après texte, son image d’écrivain québécois du XXème siècle.

   

Le narrateur ducharmien, personnage en détresse

 

Après Bérénice, protagoniste adolescente de L’Avalée des avalées, Ducharme a développé toute une série de personnages enfants ou adolescents, qui traversent une période critique de la vie. Ces personnages qui se trouvent dans le passage de l’enfance à l’age adulte sont ainsi violemment confrontés aux règles d’une société qu’ils ne veulent pas accepter. Bottom, protagoniste de Dévadé récemment entré dans la trentaine, se définit lui-même comme un enfant-adulte, à la recherche d’un interlocuteur capable de le comprendre :

Juba (ça se prononce Jiva) est la seule enfant de mon âge qui veut jouer avec moi. Déficient social crasse, ivrogne trépignant, elle me prend comme je suis, et comme si la sale gueule que je me suis faite pour me rassembler ne chassait pas ses mauvaises pensées[1].

 

Se considérant lui-même comme encore un enfant, Bottom entretient une relation amicale et parfois amoureuse avec le personnage de Juba. Cette jeune femme aux attitudes souvent enfantines sait jouer de ses caprices pour conquérir le cœur du jeune homme. Ainsi, ce couple central du roman présente aux lecteurs ses premiers pas dans une vie adulte rude et amère, qui semble paradoxalement les avoir déjà vieillis.

La figure de la patronne complète ce personnage adolescent de Bottom, car elle représente en quelque sorte une figure maternelle pour le jeune homme. Cette femme malade devient le mentor de Bottom et elle va lui inspirer son désir de réhabilitation sociale.

Le quotidien de ces personnages semble marqué par la détresse, développée à plusieurs niveaux mais aboutissant toujours à un malaise affectif. Le topos du corps meurtri traverse tout le roman, pour signifier la souffrance primaire des personnages. Ainsi, Bottom, récemment sorti de prison pour un crime mineur, est employé par  Mme Dunoyer en tant qu’assistant personnel mais surtout en tant qu’accompagnateur. En effet, cette femme est recluse chez elle après avoir subi un accident qui l’a privé de l’utilisation de ses jambes.  Malgré la force de caractère de ce personnage féminin, les scènes du bain et du coucher, plusieurs fois décrites dans le roman, mettent en relief la dépendance physique de la femme, qui deviendra par la suite dépendance affective à l’égard de Bottom.

Le besoin quotidien de six cannettes de bières qui rythment les journées de Bottom constitue également une référence au corps asservi, qui fonctionne comme un miroir de l’esprit du personnage. En effet, le corps du jeune homme est assujetti à l’alcool et illustre le personnage qui n’arrive pas à s’épanouir. 

L’image la plus forte de cette dégradation du corps est sans doute celle de la maladie vénérienne transmise par Nicole, amante occasionnelle de Bottom à ce dernier et ensuite communiquée à la patronne.

 

Ça amuse le chat, il se jette dans mes jambes, il reçoit un coup de pied, il remet ça, je lui pile la queue, ça lui apprendra, je le prends aussi raide dans mes bras, pour que ce ne soit pas retenu contre moi au tribunal de la syphilis. Ça déforme la colonne puis ça remonte au cerveau. On se ramasse bossu puis gaga. Foutu pour foutu, je m’en fous, mon idée est faite, bien faite, la vie est trop triste pour qu’on la prenne au sérieux. Je me fais bien rigoler à la fin. Mais il y a un os, coincé en plein par où je rigole : j’ai infecté la patronne, elle va pourrir aussi, la contamination est automatique, c’est attesté par les scientifiques. Je serai parti en jetant mon venin dans la porte[2].

 

Mais la maladie contagieuse qui touche la totalité des personnages du roman semble être du domaine du social. Il s’agit plutôt du sentiment d’étrangeté qui éloigne chaque individu de la réalité quotidienne. C’est à cette instance que l’intertexte avec L’étranger de Camus est pertinemment présenté par Nicole :

 

« Tu ressembles à l’Etranger de Camus en livre de poche. »

Elle parle du crotté dessiné sur la couverture, les yeux baissés, les mains enfoncées dans les poches, à attendre que les choses le dépassent.

« On est tous des étrangers quand on y pense. On est sur la terre comme tel, mais la terre c’est chez qui ?…Tout le monde se le demande finalement. »[3]

 

Cette étrangeté se traduit chez les personnages de Dévadé par la quête douloureuse d’une place dans la société, dans un monde d’où ils ont été très tôt exclus. La recherche de l’amour fidèle, de la dignité économique, de l’autonomie est guidée par la quête d’une identité qui est encore en formation.

La quête de l’identité comme voie vers la liberté

 

Le discours de Bottom est ponctué par la volonté de se définir constamment. Cette démarche le conduit vers la conquête de son identité, condition indispensable pour la liberté :

 

Tu n’es ni libre ni un homme, parce qu’on n’est pas un homme si on n’est pas libre et pas libre si on ne jouit pas de sa liberté, si on ne s’en sert pas, pour se décider, se constituer, puis lutter pour se garder et pour grandir. Tu es resté à l’âge où la liberté c’est rien, où on se trouve libre quand on n’est responsable de rien, quand on n’a rien fait qui nous lie à rien, l’âge mental du caillou le long du chemin ; on te piétine ou on te ramasse, on te tient ou on te jette… Bottom, tu ne t’appartiens pas[4].

 

Ces paroles de la patronne semblent bien résumer le vécu de Bottom et des personnages secondaires comme Juba, Nicole ou encore Bruno. C’est ainsi que le narrateur se lance à la recherche de cette liberté, par le biais de la définition de soi. Toujours marqué par la négativité des personnages ducharmiens, Bottom se conçoit lui-même comme l’enfant répugnant que sa mère rejetait ou comme l’avorton dont la patronne aime s’occuper :

 

« Qu’est-ce que c’est que ce maniaque, ce tout-nu tout tordu, crotté édenté, résidu fermenté ? Pitié, ce détritus s’asphyxie hors de sa cloaque !… »

Il a l’œil. Aussitôt qu’il m’a vu il a vu que je suis son malheur, tel qu’elle (la patronne) l’a formé et qu’elle y tient, son tourment exprimé, réalisé, enfanté pour être dompté, mis en laisse et en montre[5].

 

Malgré la négativité qui domine le discours de Bottom et qui semble déterminer l’image qu’il présente de lui-même, sa fébrilité verbale semble permettre une évolution. Comme la plupart des protagonistes des romans de Ducharme, Bottom est un personnage de parole. Son usage révolté du langage lui permet de proposer une vision effrontée de la société et des relations humaines. Son maniement désinvolte de la langue au moment de retracer la dégradation de son monde semble lui offrir une lucidité qui le conduit à la liberté. Bien que la réhabilitation du personnage ne soit qu’insinuée vers la fin du roman, le lecteur est invité à voir dans ce discours de la dégradation une descente aux enfers nécessaire, car libératrice. Bottom, évadé de la société dévale la pente de son monde pour émerger plein de force vers la fin de Dévadé. Ainsi, Réjean Ducharme rejoint Bottom dans cette volonté de se construire une identité par le seul moyen de la subversion sans conditions du langage.


[1]              DUCHARME, Réjean. Dévadé, Paris, Gallimard, 1990, p. 12.

[2]              Ibidem, p. 185-186.

[3]              Ibidem, p. 45-46.

[4]              Ibidem, p. 92-93.

[5]              Ibidem, p. 97.

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