Jbara et la danse des masques. Parabole sur la foi existentielle
par Célia Sadai
Confidences à Allah[1] raconte l’histoire de Jbara, une jeune bergère de Tafafilt, village marocain coincé entre deux montagnes. Dans un long monologue adressé à Allah, Jbara revient sur son « Djihad existentiel» sans s’incommoder de la bienséance religieuse. Il faut dire que la romancière d’origine marocaine Saphia Azzedine prend une grande liberté vis-à-vis des codes culturels séculaires de l’Islam. Quand elle convoque la dramaturgie de la confession là où l’on attend la tradition coranique du repentir, l’auteure procède à un choix énonciatif qui repose sur le dispositif de l’ironie et sur la satire des mœurs de son milieu.
Jbara, devenue prostituée de luxe après qu’elle a fuit sa vie de bergère recluse, porte sur le monde un regard déceptif, à la manière de Sirius. Des effets de décalage qui relèvent de la loi du « fusil à deux coups » [Starobinski] : d’une part ils alimentent l’outrance comique à l’œuvre, et désamorcent toute tentation d’un pathos qui aurait pu estampiller le destin dramatique de Jbara. D’autre part, sous le prétexte de la confidence, le monologue de Jbara dé-voile et dénonce les us et coutumes des Fidèles qui imposent leurs dogmes archaïques et sectaires et dévoient de fait toute pratique harmonieuse de l’Islam. Ainsi, Jbara décrit une société dominée par un ordre patriarcal et religieux qui prescrit la valeur matérialiste et sanctionne des lois contre-natures pour nourrir tabous et superstitions.
Du fait d’une part de la forme monologuée du roman, et d’autre part de la confusion possible entre Jbara et Saphia Azzedine (Jbara se décrit sous les traits de Saphia Azzedine – connue du public pour sa beauté remarquable), Jbara Aït Goumbra pourrait être un hétéronyme de l’auteure. Dès lors, on est tenté d’envisager les Confidences à Allah comme une « autofiction ». D’ailleurs, Saphia Azzedine a souvent laissé le doute sur cette hypothèse – sans doute pour mieux jouer du « pacte oxymorique » propre à l’autofiction. Débarrassée de tout impératif de « sincérité » vis-à-vis du lecteur, l’auteure peut recourir à l’argument de la fiction pour assumer ou non la satire.
Premier opus d’une trilogie « socio-religieuse », Confidences à Allah fait scandale à sa parution. Sans doute du fait de la confusion entre Jbara et l’auteure, et surtout pour la critique des dogmes de l’Islam et de ses « guides providentiels » assumée par Saphia Azzedine, certains y ont vu une fiction exploitant intentionnellement la question musulmane car « cela ferait vendre » – dans un contexte national où l’Islam est souvent perçu comme le péril de la laïcité. Un point de vue que les deux romans qui complètent la trilogie vont renforcer : Mon père est femme de ménage (2009) et La Mecque-Phuket (2010), où le personnage de Fairouz, dans la lignée de Jbara, se décrit avec dérision comme « pratiquement pratiquante et sévèrement obéissante ». Jusqu’au jour où lui vient l’idée qu’il « vaut parfois mieux dire merci que demander pardon à son dieu ». Saphia Azzedine innove avec la loi du « fusil à trois coups », dont la troisième voix charge ceux qui diffusent un Islam dogmatique et archaïque et cultivent la peur de l’interdit pour asseoir leur domination patriarcale, mais aussi ceux qui sont responsables d’une certaine fixation de l’Islam, arguant que cette religion n’a pas voie au chapitre de la modernité.
« L’islam est laïc », a déclaré Saphia Azzedine à la télévision française. L’accroche est certes paradoxale, mais contient en germe le projet auctorial de la trilogie. Il s’agit à la fois de détourner le catalogue des topoï sur l’Islam, mais surtout d’en dévoiler toutes les options spirituelles. De fait, le « Djihad existentiel » de Jbara se situe à mi-chemin entre métaphysique soufiste et initiation au bonheur. Deux arguments qui renvoient Confidences à Allah à une parabole universelle sur la condition humaine.
Dérèglements du monde. La transgression salutaire
A l’origine des aventures comi-tragiques de Jbara, il y a l’épisode de la valise. Cette valise rose de la marque Dior est tombée un jour d’un car de touristes américains en excursion à Tafafilt, le village de Jbara, quelque part au Maroc. La valise Dior, c’est l’élément dérisoire et messianique à la fois, qui va délivrer Jbara de son destin de recluse perpétuelle au village : « A droite il y a des montagnes, à gauche il y a des montagnes. Et au milieu il y a nous, notre tente en peau de chèvre et notre troupeau de brebis[2] ».
Une fois la valise ouverte, telle une « boîte de Pandore », son contenu ainsi dévoilé procède au dérèglement du monde – à commencer par le dérèglement des sens : « […] du gloss à la fraise diel l’mirikan et du gloss à la noix de coco diel l’mirikan. […] Ça sent le haram à plein nez. Mais qu’est-ce que c’est bon ![3]». Saphia Azzedine exploite avec subversion le motif du voyage : l’irruption de la valise dans le village va mettre en crise les valeurs religieuses et coutumières imposées jusqu’alors. Ainsi, Confidences à Allah livre l’expérience du péché fondateur pour l’héroïne qui va « chuter » peu à peu dans un monde transgressif et « haram » ; prohibé par la morale islamique. Comme dans un mythe platonicien, un autre monde se manifeste à l’existence de Jbara dont la « valise Dior » dramatise la métamorphose paradoxalement salutaire.
Prisonnière d’un temps long et d’un corps immobile, Jbara célèbre désormais le réveil du corps par l’acte de travestissement, grâce aux artifices découverts dans la valise. Saphia Azzedine prend à contrepoint la tradition du roman d’initiation. Ici, la « chute » supposée de Jbara va inaugurer ses premiers pas salvateurs comme prostituée. Dès lors, les confidences dévoilent la crise spirituelle de Jbara qui va s’éloigner de Dieu au fil de son récit. Grâce aux ressorts de l’ironie, Saphia Azzedine va plus loin et livre, dans un second niveau de lecture, une charge virulente et démystifiante contre l’autorité de la morale religieuse et les prescriptions patriarcales.
Dans la première étape de sa métamorphose, Jbara décide de revêtir le string de perles qu’elle a trouvé dans la valise: « Le string se transforme en véritable appareil de torture. Je cours en étouffant mes cris de douleur. Mon père me bouscule au passage. Je me mets à courir encore plus vite[4] ». La présence du père qui ignore ce que dissimule sa fille complexifie la nature a priori comique de la scène. C’est justement parce que Jbara croise son père alors même que son string de perles la torture qu’il y a transgression et provocation. Jbara va d’ailleurs s’empresser de déconstruire la figure paternelle, un homme violent, faible et matérialiste qui accepte volontiers l’argent gagné grâce aux passes de sa fille, désormais sanctifiée par tout le village.
J’envoie toujours de l’argent à ma famille. Il paraît qu’à Tafafilt, de haram je suis passée à sainte. Mon père me réclame. Avec l’argent, il s’est acheté une télé et une parabole. Je suis allée les visiter la semaine dernière, la première fois depuis qu’il m’a jetée dehors parce que j’avais fauté. […] En plein désert, je vois une parabole au-dessus de notre tente… de leur tente je veux dire, ce n’est plus la mienne, je ne pue plus moi. C’est pathétique. Un groupe électrogène pour regarder la télé égyptienne et les mésaventures de Raimonda. Mes frères et sœurs sont scotchés à l’écran, le nez plein de morve et du tartre plein les dents. Ce n’est plus moi ça, c’est sûr[5].
Saphia Azzedine exploite chez les personnages de Confidences à Allah des tensions nourries par l’écart entre le dogme religieux et la contrainte du corps. Ainsi, Jbara dénonce l’ambiguïté du regard des hommes: à la fois tourné pieusement vers Allah mais aussi vers la femme, objet de désir. Ce regard conditionne l’imposition du voile à la femme, un travestissement conjuratoire aux yeux de Jbara. Dans le monde qu’elle décrit, la foi n’apparaît que comme le signe ostentatoire d’une grammaire religieuse, dont le voile, lizar, est un indice qu’elle se charge de déconstruire. Sous un habit de foi, Jbara s’incarne donc comme objet de désir, et le travestissement imposé par la double orientation du regard des hommes est aussi ce qui génère la liberté. Le voile fonctionne à ce titre comme le rideau d’une scène de spectacle. Cédant au mensonge de l’illusion, Jbara ruse avec les contradictions hypocrites d’un ordre du monde en déclin et assume son « choix ».
C’est bientôt l’heure. Je sors mon lizar et je m’en recouvre entièrement. Pour éviter le regard des gens, je ne laisse sortir qu’un œil. Je marche librement, au-dessus de tous soupçons. Qui oserait croire que je fais la pute sous mon lizar ? Il est ma meilleure garantie. Seules mes chaussures pourraient me trahir. Mais personne n’ose regarder une femme voilée. On leur fiche la paix, aux femmes voilées. […] Je remets mon lizar, prends mon argent et m’en vais comme je suis venue, voilée. C’est mon espace de liberté ce lizar. En dessous, je fais ce que je veux. Moi j’ai choisi.[6]
Saphia Azzedine règle avec efficacité la question délicate du voile islamique. Son roman paraît en 2008 alors que « le débat sur la laïcité » est au coeur l’actualité politique en France. L’auteure évacue très habilement un ancrage social et polémique que la critique a pourtant identifié – à tort – dans le roman. A contrario, Saphia Azzedine privilégie le récit intime et la démesure burlesque ; de même, le voile est un accessoire trivial et métaphorique qui tour à tour alimente l’illusion de la foi et de la piété, comme il évoque l’aveuglement hypocrite de ceux qui prétendent ne rien voir.
Saphia Azzedine ôte donc le voile pour revenir à la question fondamentale de la chair et du corps ; question systématiquement détournée par ceux qui décrivent le voile comme le symbole d’un Islam générique et supposément fanatique. Une telle posture n’est pas sans évoquer la verve féministe de la dramaturge hollandaise Adelheid Roosen dans Les monologues voilés[7], une adaptation des célèbres Monologues du vagin d’Eve Ensler, présentée devant le Parlement Hollandais en plein débat constitutionnel sur les minorités religieuses. Dans la pièce, si les récitantes d’Adelheid Roosen célèbrent Allah avec piété, leur corps est animé d’une énergie sensuelle. A leur image, Jbara se montre pragmatique et n’hésite par, dans ses mots, à renverser le potentat patriarcal.
Ils disent qu’il faut cacher ses ornements afin que l’homme n’ait pas de pensées inavouables. C’est écrit comme ça et ça n’a l’air de déranger personne. C’est lui qui a des pensées inavouables et c’est moi qui dois me cacher. Ça n’a pas de sens. Et s’il ne veut pas s’éduquer, je n’ai qu’un conseil : la douche froide. Je ne vois rien d’autre pour soulager vos pensées inavouables, messieurs. Mais moi laissez-moi tranquille, moi et mes ornements, moi et mes cheveux, moi et ma chasteté ! Si des chevilles vous font bander, il est grand temps d’aller consulter[8].
Saphia Azzedine donc renoue avec une dramatisation du corps, tabou primordial dans le monde de Jbara. Son héroïne est à la fois un corps récitant et un corps récité, dans un jeu autoréflexif où la parole est à l’abri du dehors et des autres, en gestation dans les tréfonds des chairs et des émotions – là où nait la confidence.
Egarements. Jbara et ses hétéronymes
Depuis son promontoire des montagnes de Tafafilt, Jbara commente avec cynisme et mépris l’exhibition malsaine à laquelle s’adonnent les villageois et sa famille, volontairement bestialisés et ensauvagés face à la valse des touristes américains.
Un jour, il y en a qui se sont arrêtés et qui sont venus jusque chez nous. Ils parlaient une autre langue et ils avançaient tout doucement avec un drapeau blanc. C’était des Américains. Mon père est sorti en gueulant, évidemment, puis il s’est courbé comme une merde fraîche quand il a vu le billet. […] Ils ont pris des photos avec nous, ont tapé dans les mains et ont dit choukwane mille fois. Les enfants ont joué avec nos lapins et nos brebis. Tout le monde rigolait. […] Parce qu’ils nous trouvaient drôles. Du bétail tout habillé, ils devaient se dire. Ils boivent de l’eau dans des peaux de chèvre, se lavent les dents avec des bâtons de bois et se tatouent le visage sans que ce soit à la mode. Alors ils nous donnaient de l’argent et on les laissait rire de nous. […][9]
Saphia Azzedine dénonce l’asservissement du corps imposé par la nécessité aux villageois de Tafafilt ; sans compter une autre économie du corps soumise à la sanction religieuse, où le culte du tabou comme la superstition nourrit l’état de privation : « On n’est pas très éduqués dans mon bled. D’ailleurs on ne m’a jamais éduquée, on m’a juste gueulé dessus, bousculée et interdit des choses. Oui, interdit d’abord. Tout est haram chez nous. Même moi je suis haram mais ça non plus, je ne le sais pas[10]». Emmurée dans l’ignorance par la démesure du tabou, c’est donc naturellement que, bien avant qu’elle ne trouve son premier costume de prostituée dans la valise « Dior », Jbara accepte de coucher avec Miloud en échange de Raïbi Jamila, « un délicieux yaourt à la grenadine […] Un jour, ma mère la pauvre m’a dit que ce qu’il y avait de plus haram dans la vie, c’était de ne plus être vierge [mais] le Raïbi Jamila l’a toujours emporté sur tout[11]».
Quand Jbara tombe enceinte de Miloud, la portée du tabou comme celle du trauma favorise un traitement par ellipse et largement disproportionné de la grossesse puis de l’abandon du nouveau-né. L’événement se résume à la scène de répudiation par la famille, quelques lignes d’une grande violence qui se gardent de tout pathos:
Je suis à terre. Je reçois des coups dans le dos, d’autres dans les mollets. Machinalement, je protège mon ventre. Pourtant, c’est lui qui m’a tuée. – Tu nous déshonores espèce de trainée, tu ne peux plus rester ici ! Va-t-en Immédiatement petite pute, fille du diable, pécheresse ! Allah, je n’en demandais pas tant. […] Peu importe, j’ai un bébé dans le ventre, je n’ai plus de famille ni de toit et apparemment je suis dans le top five du haram[12].
Jbara va donc quitter les montagnes de Tafafilt et part pour la ville où elle va rompre le contact avec Dieu à mesure qu’elle expérimente la cruauté ordinaire. Croyant enfin maîtriser son destin, Jbara est employée dans une villa confortable, mais sera régulièrement violée par son patron Sidi Mohamed. Une nouvelle fois, l’épisode traumatique est refoulé, à la faveur d’un fragment laconique et brutal :
Il gémit et respire bruyamment. Il suinte l’alcool. Il se colle à moi et me relève la jupe. Il baisse son pantalon, son caleçon, sort son sexe. Son sexe est énorme, mais vraiment énorme, et moi j’ai un petit bassin, alors ça fait mal. Mais je ne peux pas crier, c’est lui le Sidi. Il me baise de plus en plus fort, moi j’ai les mains dans le savon, ça fait des bulles et j’ai failli casser deux verres. Je ne sais pas quoi faire, pleurer c’est désuet […] Je prends du papier et je m’essuie l’entrejambe. J’ai gardé les gants. Je termine la vaisselle […][13]
L’abandon de son bébé puis l’épisode du viol vont accélérer la métamorphose de Jbara, qui renait au monde sous le nom de Shéhérazade : « Je m’appelle Shéhérazade. Jbara c’est fini, c’est un nom de bergère, c’est lourd et moche, avec un nom pareil on n’a pas envie de me dire des choses douces ou de me faire des caresses. […] Comme je n’ai pas de papiers d’identité, je peux changer comme je veux[14]». Courtisane en titre d’un potentat local, des Cheikhs du Golfe qui exigent d’elle un degré de perversion innommable, Shéhérazade va livrer la bataille du corps, à défaut d’une victoire sur son destin. Son désir est désormais tendu vers un corps idéel, dont la beauté saura expier ses fautes ; un corps à l’image de ces femmes riches dont l’aisance la renvoie à son dénuement atavique : « […] Moi c’est les dents. Je n’ai toujours pas intégré qu’il faut les brosser tous les jours. […] Mes mains sont celles d’une travailleuse. Mes pieds sont ceux d’une va-nu-pieds. Ma chatte est celle d’un petit lapin. Mes yeux sont ceux d’une pauvre. Ils sont toujours baissés[15] ». La beauté sera donc son arme de guerre et, chaque jour, Shéhérazade compile les enseignements de Mouhfida Ben Abess à la radio : « Bienevunu à l’imissio L’istitique à un dimar afin qu’la bouté nu soit plus lu privilège di femmes zézé ou di stars du Holly-wod[16]» –notons l’accent arabe ainsi parodié par Saphia Azzedine, une stratégie efficace pour atténuer le dessein cynique de Shéhérazade, décidée à devenir une prostituée de luxe.
A mesure que s’évanouit la promesse d’une beauté rédemptrice – comme d’ailleurs de toute rédemption – Shéhérazade se livre aux jeux pervers de la prostitution, et à défaut d’être enfin libre, fait l’épreuve des mirages de la liberté :
Je suis une femme d’affaires désormais et mon bureau c’est mon corps. Je prie de moins en moins. Pas seulement par honte, d’abord par manque de temps. Je suis devenue sublime. On me réclame, on m’acclame. […] Pour 3000 dimars, on peut me faire pipi dessus. […] Aujourd’hui je ne prie plus du tout. J’ai décidé de ne plus croire en Dieu. C’est plus simple. Avant je savais à peu près quoi Lui dire, ça tenait la route l’histoire de la jeune fille paumée qui fait la pute pour manger. Mais là, je fais la pute pour avoir plus. Je mange à ma faim mais je veux de la viande tous les jours et du Raïbi dans des verres en cristal[17].
Fétiche de toutes les métamorphoses, le corps de Jbara noue le récit dramatique. Alors qu’elle tente de s’affranchir des privations religieuses, elle va subir le martyr d’un corps-vitrine. Pourtant, Shéhérazade la bien nommée saura donner une suite à l’histoire de Jbara, car la parole survit à la chute du corps. De même, la mise en péril de la foi impose la nécessité d’une réconciliation de l’héroïne avec Dieu, dans l’espoir de contrarier un dessein encore plus tragique. Confidences à Allah est à ce titre, plus qu’une satire du dogme religieux, une parabole initiatique et existentielle.
Un picaro religieux
Dans Confidences à Allah, la modalité de la « confidence » monologuée va entrainer une série de manipulations rhétoriques et oratoires par Saphia Azzeddine.
La configuration énonciative emprunte à la dramaturgie confessionnal, dévoyant de fait la tradition coranique. La Shahada ou « profession de foi » est l’un des cinq piliers de l’Islam, dont la sourate déclare l’adoration exclusive d’Allah. Dans le roman de Saphia Azzedine, la Shahada est supplantée par une énonciation profane, celle de la confidence intime qui perturbe la relation verticale de vénération et de louange à Dieu. De plus, Jbara fait l’économie d’un apprentissage rigoureux des sourates des sourates du Coran. Le texte sacré est à peine évoqué et la langue arabe est réduite à l’imitation d’un accent. De même, Jbara renonce à la récitation de versets laconiques, déployant sans humilité un long monologue où elle dramatise une foi chargée de doutes. En outre Jbara se livre sans pudeur, insoumise aux conventions de la bienséance religieuse. A ce titre, un certain public a chargé le roman de Saphia Azzedine pour son discours blasphématoire et désacralisant sur l’Islam, une attaque somme toute disproportionnée.
Malgré tout, les confidences de Jbara n’épargnent aucun détail sur son glorieux calvaire de prostituée au Monte Cassino : « Allah ce soir je vais encore me faire du mal. Je vais faire la pute. […] C’est peut-être haram. Mais au moins je ne Te culpabilise pas. Je prends mes responsabilités. J’en paierai le prix, si toutefois il y a un prix à payer. […] Je veux Te remercier, Allah, car Tu es le seul à ne jamais me contredire[18]». Pourtant pour Jbara, Allah est plus qu’un confident, il est présence. En cela, il n’est pas question de confession mais bien de confidence, un synonyme vieilli de confiance. Si elle renonce à la récitation de la Chahada, Jbara est néanmoins une adoratrice d’Allah, qu’elle gratifie pour sa bonté et son amour.
Tout porte donc à croire que la provocation à l’œuvre sert une satire qui n’est pas orientée contre la religion d’Allah, mais contre ses « fidèles » serviles et hypocrites. Jbara les tient responsables d’avoir dénaturé la parole d’Allah au profit de dogmes séculaires et patriarcaux, une autorité dont elle refuse l’imposition.
Ainsi, Saphia Azzedine fait la critique des mœurs sociales et religieuses, et s’attaque à ceux dont l’âme corrompue dévoie les piliers de l’Islam – parmi lesquels le Salat, l’obligation de prière. Perçue uniquement dans sa théâtralité, la prière renvoie à l’orchestration mécanique des corps.
J’entre dans la mosquée, une femme me saute dessus parce qu’une mèche de cheveux dépasse de mon foulard. Elle me dit que c’est haram et tire mon foulard sur mon front. Putain, on serait dehors je l’aurais défoncée. Mais on est chez Toi et ça se respecte. Je ne vais pas aller manger direct, je vais aller faire ma prière quand même. J’en profiterai pour faire mes ablutions comme il faut et me décrasser. J’ai un peu oublié mais je vais faire comme les autres. Je vais me plier et bouger les lèvres. […] Ça y est, j’y suis, je fais la prière au milieu de ces femmes pieuses et qui ne font pas tout ce que je fais. […] Peut-être même que toutes ont fait la pute un jour et qu’elles viennent Te demander pardon. Quelle garantie ce foulard ? Aucune. Pourquoi je serais la seule ? Je croyais que ce serait dur. En fait la mémoire de mon corps dirige ma prière. Mon corps a été souillé mais pas sa mémoire, c’est une bonne nouvelle. […] Tout revient naturellement, comme si c’était mon code génétique à moi, ces prières inlassablement récitées les seize premières années de ma vie. […] Je me prosterne en même temps que les autres, me relève, m’agenouille, récite dans les temps, personne ne pourrait croire que….[19]
De plus, si Jbara retourne à la mosquée, c’est uniquement pour profiter d’un autre précepte de l’Islam : l’obligation d’aumône au pauvre.
L’imam commence son prêche, moi j’ai la dalle. Aujourd’hui, il parle des femmes et de leurs devoirs envers leurs maris, frères, fils, cousins, neveux, pères, grands-pères, arrière-grands-pères, petits-fils, arrière-petits-fils, beaux-frères, beaux-fils, cousins éloignés, cousins du troisième degré, etc. Mais quand même, il souligne que sans la bénédiction de la mère, les enfants, donc les hommes aussi, ne connaîtront jamais le bonheur sur terre ni le paradis céleste. Ouf, j’ai eu peur qu’on n’ait rien en retour[20].
Pour Jbara, égarée dans sa foi, la prière est réduite à un acte de parole désincarné: prier, c’est manifester sa foi au monde – ce qui de fait suffit à expier les péchés. D’autre part, la prière équivaut à une demande, voire une commande : « Je disais quoi ? Ah oui. Si j’avais su que Tu me prendrais autant au sérieux, Allah, je T’aurais aussi demandé d’avoir des cheveux lisses. Ou un passeport français. Non, plutôt des cheveux lisses. Quoiqu’en France je pourrais m’acheter des cheveux lisses. C’est sûr que ça s’achète là-bas[21] ».
Second avatar d’un Islam dénaturé : les fidèles, fanatiques superstitieux qui remettent leur destin aux mains des imams. Leur piété aveugle fait allégeance à des doctrines archaïques, patriarcales et arbitraires. D’autant que ces illuminati diffusent une vision déformée du texte sacré par l’argument du tabou, du péché et de la peur de Satan. Le père de Jbara est à ce titre l’archétype du récitant velléitaire face au jugement d’Allah : « Parce qu’il faut toujours Le craindre. Mon père, dès qu’il m’en parle, c’est pour me dire qu’Il va me châtier si je fais encore des conneries. Un jour j’ai juste dit devant lui qu’il faisait trop chaud et que c’était pénible : eh bien, il m’a flanqué une baffe. Dans sa logique à ce con, comme c’est Allah qui fait le temps, j’avais blasphémé[22]».
Victime du fkih, un idiot du village autoproclamé imam – le père de Jbara perd tout discernement au point que l’une de ses filles va perdre la vue alors qu’il se contente de prier pour elle, sur les conseils de l’imam. Pire, le père de Jbara retourne à l’âge du totémisme. Pour remercier Jbara dont il feint d’ignorer qu’elle l’entretient grâce aux deniers de la prostitution, il lui offre un « cheveu du prophète » acheté auprès du fkih.
– C’est pour toi ma fille. Je l’ai acheté au fkih. C’est un cheveu sacré. C’est le cheveu du prophète, paix à son âme. Ma mère reprend ses prières de plus belle. Pas une seconde elle ne se demande comment le cheveu du prophète, paix à son âme, a pu atterrir à Tafafilt, dans le trou du cul du monde. […] Je demande à mon père combien ça lui a coûté un cadeau aussi sacré, il me répond 400 dimars. J’ai une folle envie de le frapper, juste là, en plein visage. 400 dimars ça me coûte une demi-pipe environ. Je le regarde. Il attend un sourire, en plus. […] Est-ce que je suis la seule à voir que c’est tout au plus le poil du cul du fkih, BORDEL ?![23]
Le couperet finit par tomber et Shéhérazade est arrêtée au cours d’une soirée en compagnie des clients du Golfe: « – Toi, Jbara Aït Goumbra, tu es condamnée à trois ans de prison ferme pour prostitution illégale[24]». Le topos littéraire de la prison permet de retourner à la confidence à Allah, après l’égarement et le doute. L’heure est à l’expiation des fautes, pourtant Jbara refuse de céder au repentir ni de se reconnaître coupable vis-à-vis d’un ordre moral arbitrairement instauré. Jbara paie le prix de ses choix, mais ne paie pas pour ses fautes.
J’ai fait la pute parce que je l’ai choisi. Je ne me repens pas. Sauf si Tu me le demandes, là je le ferai. Mais aucun homme sur terre n’obtiendra de moi un repentir. Jamais. C’est à moi que j’ai fait du mal. A personne d’autre. Ma vie est mon djihad. […] Allah, je refuse que Tu sois un Dieu bouche-trou, que Tu sois la réponse à toutes mes questions et spécialement la réponse à mes ignorances. […] Croire en Toi Allah n’est pas une évidence, mais plutôt un combat. […] Réciter inlassablement les mêmes prières ne m’a pas rapprochée de Toi, Te rendre grâce à des heures fixes non plus. Ce qui a rendu ma détresse plus supportable, c’est Ta présence quand au plus bas je Te disais : Allah, dis-moi que ça va aller mieux pour moi, fais clignoter une étoile pour me dire oui, s’il Te plait. […] Allah, Tu n’es que nuances, c’est pour ça que je T’aime.[25]
Son séjour en prison marque la venue de Jbara à l’introspection, ainsi qu’à l’étude et à l’interprétation de l’Islam. Ce retour à la réclusion annonce aussi l’étape ultime de son initiation. A sa sortie de prison, Jbara achève sa métamorphose ; son dernier masque emprunte le nom de Khadija, l’épouse du Prophète. Contre toute attente, Khadija épouse un imam, même si son voile recouvre bien le corps de Jbara.
Une femme s’approche de moi et me demande comment je m’appelle. Tout va très vite, je ne sais plus quoi dire. Je dis Khadija. Jbara c’est moche, Shéhérazade ça fait pute, Khadija c’était la femme du prophète, paix à son âme […] Je me marie aujourd’hui. L’imam n’a que deux femmes et il a aimé mes yeux verts […] Le seul problème c’est que je ne suis pas vierge et que sa mère veut voir le drap […] Bon, c’est l’heure, je dois aller coucher avec mon mari. Je suis aux toilettes, je me taillade l’avant-bras, fais couler le sang dans un petit sachet en plastique et mets un pansement. Je vais être vierge […] J’ai mon petit sachet dans la main, je le presse fort au moment de la pénétration. C’est bon, je suis vierge. Et maintenant, j’ai un toit. C’est fini, mon mari se rhabille. Moi aussi. Et sa mère frappe à la porte pour récupérer le drap avec la tache de sang et youyouter dans toute la baraque avec ses copines. Salopes aussi[26].
Si Jbara ne renonce pas à l’économie du corps, Khadija quant à elle poursuit son chemin spirituel vers Allah aux côtés de son époux, l’imam. Avec lui, Khadija va s’initier à la glose théologique, et découvre la multitude de sens des versets coraniques. Touchée par la grâce et la bonté de Dieu, Khadija devient la « femme de l’imam », enfin réconciliée avec le monde malgré ses infamies.
Sidi Barzouk, c’est où j’habite. C’est le quartier très pauvre de Kablat. J’habite la maison la plus décente du quartier et j’ai bien de la chance. Les autres maisons sont d’anciennes écuries infestées de rats et de cafards. Il y en a aussi chez nous mais beaucoup moins. Les femmes s’occupent tant bien que mal de leurs enfants et des gamelles et les jeunes hommes tiennent les murs avec leurs Mike en plastok. Ils portent des Lakoste mais même leurs crocodiles bandent mous à nos jeunes, ils ont la queue à l’envers […] Je vois ce spectacle désolant tous les jours quand je vais faire mes courses à l’épicerie. Moi, la femme de l’imam. A qui on offre des fruits et à qui on fait crédit. Je hais mon voile mais là-dessous je peux pleurer en liberté […][27]
Une question demeure pourtant. Le pouls de Jbara battra-t-il encore dans la nouvelle vie de Khadija ? La place du corps de la femme musulmane évoque de manière évidente sa position et son discours dans la société – une question récupérée par les détracteurs de l’Islam et « défenseurs » de la cause féminine. Ainsi, dans un dernier effort de « relativisme religieux », Saphia Azzeddine leur rappelle que les « causes » qu’ils défendent ne sont pas toujours fondées.
[…] En prison, il y avait un livre qui passait sous le manteau, ça s’appelait Le Prophète et les femmes. J’étais sur le cul. Je ne savais pas lire et mes copines non plus mais la fille qui avait été à l’école nous racontait combien le prophète, paix à son âme, était généreux et respectueux envers les femmes. Ça nous mettait du baume au cœur, ces histoires. La mieux de toutes c’est qu’un jour le prophète, paix à son âme, était resté vingt-sept jours et vingt-sept nuits sous la tente avec une de ses épouses, Maria la copte. A profiter l’un de l’autre, à se faire plaisir et à s’aimer. J’hallucinais. J’avais envie de pleurer. Il avait aussi dit que dans la vie, il y avait trois choses qu’il aimait par-dessus tout : « Les femmes, le parfum, la prière ». Il avait mis les femmes en premier et la prière en troisième. J’ai fini par pleurer. De bonheur. Un jour peut-être j’oserai rappeler tout ça à mon mari. Mais ne précipitons rien[28].
Confidences à Allah agit comme une parabole religieuse, existentielle et sociale : l’histoire de Jbara, sorte de picaro religieux en quête de liberté, a une portée universelle, bien au-delà du syntagme de l’Islam. Jbara incarne un personnage profondément janusien. Conteuse, comme son hétéronyme Shéhérazade, elle remotive de fait le récit épique qui aurait du se limiter aux montagnes de Tafafilt, creusées dans l’immanence et dans l’attente.
C’est aussi une anti-héroïne assumée qui tâtonne vers un « Djihad » existentiel. Jbara s’écarte en effet des prescriptions conjuratoires comme d’une foi mise au rabais – ce qui rend toute sa valeur au monologue confidentiel. Pour Jbara, Allah est souffle mais n’est pas mesure. Et l’expérience de la chute est inévitable sur le chemin de la foi. De fait, Saphia Azzedine emprunte au soufisme, une quête spirituelle de l’Islam qui passe par la voie intérieure. Une manière aussi de rappeler la complexité de l’Islam qui comme les autres religions monothéistes, relève de différents courants de pensée, plus ou moins sectaires, dont il faut construire une image plurielle. Si l’auteure s’est prononcée à de maintes reprises en faveur de la laïcité, elle rappelle ici la nécessité de cultiver ses « masques » comme des options existentielles. Loin de livrer une charge antireligieuse, le roman est aussi à lire comme une chronique sociale car il construit une image d’Islam « vue de l’intérieur ».
Regardez comme c’est chiant d’attendre un bus en retard. Eh bien, imaginez que cette attente dure toute la vie. Vous n’y arrivez toujours pas ? Pourtant nous on arrive à imaginer votre vie. Facilement en plus. Eradiquez les rats, éradiquez les bidonvilles et vous verrez comme les barbes rétréciront. Vous commencez toujours par la fin, c’est injuste[29].
[1] Saphia Azzedine, Confidences à Allah, Paris, Editions Léo Scheer, janvier 2008, 150 p.
[2] Id. p.11.
[3] Id. p.29. « diel l’mirikan », « des américains », dit avec l’accent arabe.
[4] Id., p.30.
[5] Id., p.88.
[6] Id., p.46.
[7] Adelheid Roosen, Les monologues voilés, inédit. Voir Célia Sadai, « Les monologues voilés au Petit théâtre de Paris », La Plume Francophone, novembre 2011.
[8] Saphia Azzedine, Confidences à Allah, op.cit., p.142.
[9] Id., p.27.
[10] Id., p.8.
[11]Id., p.8-10.
[12] P.33-35.
[13] P.59-60.
[14] Id., p.82.
[15] Id., p.51-52.
[16] Id., p.43. « Bienvenue à l’émission L’esthétique à un dirham afin que la beauté ne soit plus le privilège des femmes aisées ou des stars de Hollywood. »
[17] Id., p.86.
[18] Id., p.74.
[19] Id., p.115-117.
[20] Id., p.117.
[21] Id., p.51.
[22] Id., p.11.
[23] Id., p.90-91.
[24] Id., p.102
[25] Id., p.145-146.
[26] Id., p.124-125.
[27] Id., p.138-139.
[28] Id., p.134-135.
[29] Id., p.138-139.
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