Fest’Africa ou le « besoin d’une nouvelle Afrique, d’un nouvel humanisme » (Nocky Djedanoum)
par Circé Krouch-Guilhem et Virginie Brinker

Nocky Djedanoum © Vincent Fournier pour Jeune Afrique
L’équipe de La Plume francophone a pu assister en décembre 2007 à la 15ème édition du festival des arts et médias africains, qui se tient à Lille chaque année, à l’initiative de l’auteur d’origine tchadienne Nocky Djedanoum.
Cette année, après l’opération « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » (1998-2000), qui avait permis à une dizaine d’auteurs africains francophones de se rendre au Rwanda en résidence d’écriture, afin de permettre et assurer la transmission du génocide des Tutsi du Rwanda, le festival lance une opération en faveur du Darfour, via la projet « Voix africaines / Voix universelles (VaVu) pour le Darfour. »
Ainsi, le 15 décembre 2007, une journée entière a été dédiée au Darfour à la Maison d’Education Permanente de Lille, réunissant de nombreux articles (musiciens, plasticiens, écrivains), mais également des historiens et des journalistes.
Pour plus d’informations
Les sources historiques du conflit au Darfour
Marie-José Tubiana, ethnologue, est directeur de recherche honoraire au CNRS. Ses principaux travaux portent sur des sociétés pastorales et agricoles établies au Tchad et au Soudan, notamment les Zaghawa. Sa communication s’est avérée fort précieuse pour saisir les implications historiques et politiques de la crise au Darfour.
Le Darfour est un immense territoire, grand comme la France, situé à l’Ouest du Soudan et peuplé de 7 millions d’habitants environ, arabes ou africains, mais tous musulmans. Après avoir longtemps été un sultanat indépendant, le Darfour est rattaché au Soudan anglo-égyptien par les Anglais en 1916. Comme ni les colons anglais, ni le gouvernement central soudanais de Khartoum (à partir de 1956, date de l’indépendance) n’y ont investi, le région a été délaissée, devenant très périphérique. Marie-José Tubiana mentionne les 150 km de routes seulement qui la parcourent. On peu y ajouter le faible nombre des enseignants et médecins.
A partir des années 1970, la sécheresse réduit le nombre de terres cultivables, ce qui entraine des conflits entre les agriculteurs sédentaires majoritaires dans les tribus africaines darfouri (tels les Four, les Masalit, les Birgit…), et les éleveurs nomades, surtout arabes mais pas seulement. La terrible famine de 1984 fait 90 000 morts dans l’indifférence du gouvernement central et les rapports entre éleveurs et pasteurs se tendent d’autant plus. Ce drame accélère la prise de conscience des élites four qui réclame un partage des richesses plus équitable au Soudan. Le gouvernement soudanais arme alors les nomades, jugés plus fidèles. Durant les années 1980, les tensions s’accumulent donc au Darfour. D’autant que la province sert de base-arrière à la guerre civile au Tchad. Différents groupes rebelles y trouvent refuge et y recrutent, et c’est à partir du Darfour qu’Idriss Déby s’empare du Tchad en 1990.
En 2003, après les vingt années de guerre civile entre le Nord (musulman) et le Sud du Soudan (chrétien et animiste), les négociations entre le Mouvement Populaire de libération du Soudan de John Garang (réclamant un partage des richesses nées du pétrole et l’abrogation de la charia, la loi islamique) et le gouvernement de Khartoum sont sur le point d’aboutir. Les militants du Darfour veulent alors s’inviter au partage, par les armes. Marie-José Tubiana rappelle toutefois que si la « rébellion » au Darfour est officialisée en 2003, elle a pris naissance dès 1987.
Or, le Darfour, entièrement musulman, est considéré par le gouvernement comme une partie intégrante du Nord du Soudan. Pour mater l’insurrection, Khartoum va donc utiliser une méthode éprouvée pendant la guerre civile au Sud-Soudan : la constitution de milices tribales, surnommées les jenjawid ou janjawid, c’est-à-dire les « démons armés à cheval », désignant à l’origine les bandits de grand chemin. Ces milices sont recrutées parmi les petites tribus arabes pauvres ne disposant pas de terres, mais aussi parmi les criminels de droit commun, quelques tribus africaines, dont les Tama et même des mercenaires arabes étrangers venus du Tchad, du Niger ou de Mauritanie.
Enfin, pour priver la « rébellion » dominée par les Four et les Zaghawa de tout soutien de la population, au début de l’été 2003, le gouvernement entreprend une vaste opération de « nettoyage ethnique ». Les raids des milices sont précédés des bombardements de l’armée soudanaise, les milices ont ordre de tuer tout le monde. L’artisan de cette politique est Ahmed Haroun, secrétaire d’état soudanais aux affaires humanitaires et par conséquent protégé par le régime, alors que la Cour Pénale Internationale l’a inculpé.
Depuis 2003, on compte au moins 200 000 morts, énormément de villages détruits et environ 2 millions de déplacés. Marie-José Tubiana rappelle le rôle fondamental des 600 km de frontière entre le Tchad et le Soudan, le long desquels s’amassent « rebelles » et déplacés du Darfour, mais aussi rebelles du Tchad. Ces propos seront complétés un peu plus tard par le porte-parole des associations Abéché-Oise et Tchad-Oise, médecin humanitaire et originaire de la région frontalière, se définissant comme « un Tchadien du Darfour et un For du Tchad ».
Dans un second temps, Marie-José Tubiana, présente son livre Carnet de routes au Dar For, publié en mars 2006 aux éditions Sépia. Elle y narre son expérience du Darfour dans les années 1960-1970, c’est-à-dire le Darfour d’avant la guerre. Il s’agit de son journal d’ethnologue de l’époque, sans doute le meilleur moyen de rendre hommage à ces populations décimées et de témoigner de leurs vies.
Les enjeux géopolitiques du conflit
Un texte extrait de Darfour, au-delà de la guerre d’Alexandre Diméli, journaliste au Messager (Cameroun) est ensuite lu, en particulier un chapitre intitulé « Des enjeux souterrains ». Il rappelle le rôle de premier plan joué par la Chine dans le conflit. En effet, depuis le début de la crise au Darfour, la Chine soutient le gouvernement soudanais, en lui vendant des armes notamment. Il faut dire que Pékin achète les 2/3 du pétrole soudanais et que le Soudan apparaît comme un axe de pénétration majeur en Afrique pour la Chine. Les USA, eux, adoptent la stratégie inverse, intérêts pétroliers obligent, et selon le journaliste, il ne faut donc pas se fier au discours humanitaire des Etats-Unis.
La parole aux victimes
Issa Tahar Abderaman, président de la communauté darfouri de France, prend ensuite la parole. Il vient du Darfour, a 26 ans et vit à Arras. Il y a trouvé refuge en 2004 grâce à l’Association du Bon Samaritain, créée par le révérend Jean-Marie Matadi Ngazuba, un évangéliste originaire du Congo qui l’a recueilli. Mais ce n’est pas son témoignage personnel que raconte Issa Tahar. Il tente à son tour de contextualiser le conflit, évoque les villages détruits, les viols, les tueries. Il dénonce à plusieurs reprises le rôle joué par Ahmed Haroun, le secrétaire d’Etat soudanais aux « affaires humanitaires ». Le révérend du Bon Samaritain rapportera ensuite la violence des autres témoignages, son association ayant accueilli 600 Darfouri. Il s’insurgera également contre le terme de « rébellion » pour qualifier l’insurrection au Darfour, et préfèrera parler de « Résistance », Issa Tahar ayant pris soin de rappeler les légitimes revendications des Darfouri.
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Jérôme Tubiana, un des intervenants de la journée du samedi 15 décembre, journaliste et photographe indépendant, va régulièrement au Darfour depuis 2004. En tant que photographe et journaliste, il avait commencé à travailler à partir de 1997-1998 sur la région s’étendant du Tchad à la Somalie. De son travail sont nés Les Contes Toubou du Sahara, contes recueillis au Niger et au Tchad, et publiés aux éditions L’Harmattan en septembre 2007.
Lorsque le conflit a éclaté au Darfour en 2003, il était au Tchad, près de la frontière soudanaise. Il a voulu à ce moment proposer des reportages aux médias occidentaux qui, il l’a beaucoup déploré lors de son intervention, se sont désintéressé du sujet, ne le trouvant pas assez porteur. C’est contacté par une ONG, Action contre la faim qui, pour clarifier sa mission dans ce conflit voulait tout d’abord le comprendre, le décrypter, qu’il est donc allé une première fois au Darfour en automne 2004. Il a pu se rendre compte que paradoxalement, le Darfour était plus ouvert depuis la guerre via les ONG et les médias. Pour son premier voyage, il a voulu y être introduit par le biais d’anciennes connaissances de ses parents qui y ont travaillé en tant qu’anthropologues (sa mère préfère l’appellation d’« ethnologue »), y ont effectué des missions de recherche assez longues entre 1965-1970. Cette expérience particulière lui a permis de « prendre la mesure du passage de l’Histoire », il a été étonné de voir comme ces personnes ou leurs enfants se souvenaient de ses parents[1]. Guidé par la volonté de « faire sentir plus que de faire comprendre » le Darfour dans ses écrits, il préfère sortir d’une simple description médiatique, et travailler alors plus sur l’intime et le particulier, pour pouvoir ensuite exprimer des vues plus générales ; ce que reflètent parfaitement son exposition et son projet de livre sur le Darfour.
En effet, depuis le 20 octobre 2007, et ce jusqu’au 27 janvier 2008, son exposition « Darfour, généalogies d’un conflit[2] », au Centre du Patrimoine Arménien, à Valence, dans la Drôme, retrace l’histoire et le quotidien des habitants du Darfour avant et pendant la guerre. Elle s’intéresse à tous les groupes ethniques et privilégie l’analyse des raisons politiques, économiques et historiques du conflit, exprimant ainsi la volonté de son auteur de dépasser les clichés et idées reçues sur une crise désormais très médiatisée. Jérôme Tubiana a exprimé à Fest’Africa, le vœu de voir cette exposition se déplacer à travers la France.
Il a profité de son intervention pour exposer son projet de livre qui combine un travail sur le texte et sur les images. Ainsi il nous a présenté un diaporama de photographies qu’il a pris le temps de commenter[3]. Il a déploré, comme un certain nombre d’intervenants et de membres du public du festival par la suite, le manque d’intérêt des éditeurs pour son projet (un livre comme celui-là coûte cher et son contenu n’intéressera peut-être pas un public assez large pour rentabiliser son coût d’édition).
Très déçu par les propos occidentaux tenus sur le Darfour, qui simplifient à outrance ce conflit et en imposent une vision manichéenne, il se bat depuis 2004 pour exposer un panorama « juste » de la situation. Il nous a enjoint à la fin de son intervention à aller lire, datée du 9 juin 2007, sa réaction aux propos de Bernard-Henry Lévy parti en reportage au Darfour pour Le Monde qui en a rapporté « choses vues au Darfour » dans son édition du 13 mars 2007. La réaction de Jérôme Tubiana, intitulée « Choses (mal) vues au Darfour » qui n’a pas pu être publiée dans Le Monde, l’a été sur le site de Mouvements[4]. Il y dénonce avec grand renfort d’arguments, et en rétablissant une certaine vérité, le peu d’exactitude des renseignements fournis par BHL qu’il s’agisse des lieux où il s’est rendu ainsi que des personnes rencontrées. Les lieux sont mal nommés, mal situés, son discours est teinté d’exagérations et d’approximations qui rendent compte de sa crédulité vis-à-vis du manichéisme ambiant (celui pratiqué par les médias occidentaux ainsi que par certains groupes internes au conflit), et traduit une position inconséquente quant aux propositions de résolution du conflit.
Sur le site de Mouvements également, nous pouvons retrouver l’interview de Jérôme Tubiana par Florence Brisset-Foucault, daté du 9 juin 2007[5] qui explicite les origines historiques, politiques et économiques du conflit, d’une manière très similaire à ce qu’il a pu dire lors de son intervention à Fest’Africa. Fort d’une très bonne connaissance des groupes ethniques et des événements qui ont eu lieu depuis les années 1980, il distingue plusieurs phases du conflit. Il explique que s’affirme une tendance depuis le début de la guerre à la bipolarisation du conflit mais qui ne peut être considérée comme effective. On ne peut nier une certaine cristallisation ethnique, des identités « arabes » et « non-arabes », mais il est important de dire que certains groupes résistent encore à cette tendance. Jérôme Tubiana lors de son intervention a insisté sur le fait que le décompte des morts, surestimé de manière générale, n’est pas le meilleur vecteur de compréhension de l’ampleur du conflit.
Nous terminerons ce compte-rendu sur deux citations de Jérôme Tubiana[6] qui rendent compte de manière très synthétique et complète de la situation au Darfour, et de ses positions quant aux possibilités de résolution des conflits :
« Il faut distinguer d’une part la guerre du Darfour, et de l’autre, l’affrontement entre les deux Etats par l’intermédiaire de groupes rebelles et de milices. C’est ce dernier conflit qui entraîne aujourd’hui une contamination du sud-est du Tchad par des affrontements semblables à ceux du Darfour, avec des attaques de villages par des milices locales qu’on appelle aussi « Janjawid » alors même qu’elles ne viennent pas toutes du Soudan et ne sont pas uniquement composées d’Arabes. La communauté internationale et les médias, ont une vraie responsabilité du fait de l’analyse simpliste qu’ils conduisent de ce conflit tchadien comme d’un pur conflit entre « Africains », donc indigènes, et « Arabes », forcément étrangers. Le risque de cette simplification, c’est justement le transfert d’un conflit global arabe/non arabe du Darfour vers le Tchad. Idriss Déby a très bien su rebondir sur la simplification médiatique en se posant en victime d’une tentative d’arabisation. C’est une façon pour lui de masquer les problèmes internes du Tchad, à commencer par l’absence de démocratisation. »
« Ce n’est pas un conflit que l’on résoudra par une force de maintien de la paix. Il faut arrêter de voir le conflit du Darfour comme la simple succession d’attaques de milices armées contre des civils. C’est un conflit entre un gouvernement qui a essuyé des défaites et a répondu par la violence, et une rébellion très efficace, mais qui n’a pas gagné la guerre et ne peut aujourd’hui prétendre renverser le gouvernement. Il n’y a pas d’autre solution que de relancer un processus politique. »
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