Le motif du bar : les métamorphoses d’un lieu, de l’abandon léthargique à l’extase rédemptrice
par Virginie Brinker et Célia Sadai
Pelourinho[1], le roman du guinéen Tierno Monénembo raconte le parcours d’un personnage – double de l’auteur – Escritore, qui se rend à Salvador da Bahia – la « petite Afrique » du Brésil – pour retrouver ses « cousins », descendants d’esclaves déportés d’Afrique. Innocencio, narrateur masculin du doublet narratorial Innocencio / Leda, va guider Escritore dans les rues escarpées du Pelourinho, le quartier historique de Salvador da Bahia. « O pelourinho » désigne en portugais « le mât de potence ». C’est là qu’on attachait les esclaves qui avaient survécu à la traversée, pour les vendre aux propriétaires de plantations. Comme un stigmate historique, la ville a donné le nom de « pelourinho » au quartier où s’est jouée la tragédie primordiale de l’Histoire du continent africain. Quand Monénembo intitule son roman Pelourinho, c’est pour revenir sur l’épisode historique qui a condamné le continent africain à l’épreuve de l’altérité, mais aussi pour rendre hommage à la Diaspora que l’Afrique a essaimée.
Dans son roman Pelourinho, Tierno Monénembo déporte au Brésil la matrice narrative qui lui est chère depuis Un attiéké pour Elgass : la question de l’origine et de l’identité. Dans Pelourinho, l’origine se dissout et c’est la filiation qui s’y substitue : d’ailleurs les rets généalogiques confèrent au roman sa composition labyrinthique. Tout se passe comme si le motif de la quête de l’origine, désormais usé, conditionnait une écriture de l’informe, marquée du double sceau de la confusion des identités et de l’émiettement de la mémoire. S’il est question de la mémoire, c’est surtout à l’oubli que fait face Escritore. Ainsi la quête des origines se déporte vers la quête mémorielle et la révélation du lien immémoriale des Brésiliens aux Africains ébranle la communauté du Pelourinho. Communauté figée dans un quotidien à la fois ritualisé et erratique, le Pelourinho refuse tout principe d’ordre pour le règne de l’informe et du manque, un carnaval familier. Dans l’enclos du quartier, les corps semblent en putréfaction ; il n’y a pas de corps épique, et peu de corps parlants. Comme par compensation, chacun refuse une inscription immédiate au monde. L’alcool est alors le voile nécessaire pour compenser les silences névrotiques de l’Histoire afro-brésilienne.
Deux métaphores en contrepoint : putréfaction et alcool
Parmi les réminiscences qui sont au cœur de son récit, Leda revient sur le « drame » du dépotoir. Petites, Lourdes et Leda se sont affrontées dans le purin du dépotoir de la favela Baixa de Cortume. Cette scène revêt une dimension symbolique importante. Dans Pelourinho, chacun décrit Leda comme un être hybride. Exu[2], son dieu protecteur, l’a faite bigarrée et métisse : « Elle a un grand amoureux la petite : ce vicelard d’Exu, le dieu de la perfidie, de l’ironie et des métamorphoses. »[3]. Ce mélange est l’allégorie du conflit identitaire auquel Leda est en proie. En effet, Leda souffre de deux traumatismes. Elle est d’abord à l’origine de la castration de son père, Zeze le minotier, qui a surpris sa mère, Madalena, avec son amant, Fernando. Zeze tue donc Fernando et menace Madalena qui le poignarde entre les jambes, mais c’est Leda qui souffle l’idée à sa mère et lui envoie le couteau « Prends le couteau, maman, prends-le[4] ». Leda va souffrir de cette culpabilité. La castration du père signale la rupture généalogique du lien du sang. Cette scène est à relier à celle du dépotoir quand Lourdes exhorte Leda à se souvenir de la castration du père, tandis que Leda refuse de le faire. On peut ainsi parler de « castration de la mémoire ». Leda souffre délibérément d’amnésie, c’est peut-être l’interprétation symbolique que l’on peut faire de sa cécité « La nuit est définitivement tombée (…) le grand voile noir a recouvert ma vue. » Devant l’insistance de Lourdes, Leda finira par étouffer celle-ci dans le purin. Cette scène est d’autant plus symbolique qu’elle convoque le motif de la gémellité, de l’aveu de Monénembo lui-même qui fait de l’extrait « le symbole de la dualité des faux-jumeaux, une guerre intestine[5] ». L’idée de gémellité associée à celle de paternité met en exergue le nœud des traumatismes de Leda : les liens de sang, eux-mêmes métonymiques du questionnement sur l’origine. Si la gémellité porte une potentialité destructrice, comment rassembler des liens filiaux plus lâches, comme les liens historico-légendaires qui existeraient entre Escritore et ses « cousins venus d’Afrique » ?
D’autant que dans la seconde partie du roman, on apprend que Leda a conquis le fiancé de Lourdes, un Anglais, Robby, entraînant le suicide de sa « fausse-jumelle », puis qu’elle a trompé Robby avec Guilherme dont elle aura un enfant reconnaissable à sa tête en « pain de sucre ». C’est pourquoi, elle se voit dans l’obligation d’abandonner l’enfant. Une nouvelle fois, Leda rompt les liens qui la rattachent à une lignée. Cet abandon est un autre traumatisme, cela est perceptible dans la vision[6] qu’elle relate au chapitre VIII : un homme et une femme, un feu de cheminée dans une maison anglaise, une conversation roulant sur le prénom de l’enfant attendu. Ici, Leda éprouve la difficulté à se reconnaître en tant que sujet de ses souvenirs. Elle évoque cette femme à la troisième personne, car elle ne parvient pas à identifier que c’est d’elle qu’il s’agit. Ce n’est que plus tard (chapitre XII) qu’elle parviendra à s’approprier le souvenir et en devenir le sujet. Leda est l’être de la périphrase, figure de style qui refuse toute nomination franche de l’événement traumatisant, comme pour mieux révéler l’intensité du traumatisme « ce qui s’est passé au dépotoir[7] » ; « ce fou monsieur d’Angleterre[8] » – on se rappelle de la désignation euphémisante du génocide rwandais dans L’Aîné des Orphelins, par l’expression « les avènements ».
Lieu de l’informe par excellence, le dépotoir est donc le lieu de la douleur de la mémoire, et partant de l’amnésie volontaire. Le dépotoir est donc la métaphore spatiale qui traduit l’errance identitaire des habitants du Pelourinho, a priori destinés à un abandon de soi léthargique – torpeur dont les sortira l’intrusion inquiétante d’Escritore. En contrepoint, le lieu du bar, d’abord lieu d’une parole corrompue par les vapeurs d’alcool qui participe de l’acte d’amnésie, se métamorphose à l’arrivée d’Escritore, personnage d’essence mi-historique, mi-légendaire.
Le bar comme lieu dramatique de la quête mémorielle : boire pour se souvenir ? ou le goût de la subversion et du carnavalesque
En regard du dépotoir où la mémoire est avortée, le « barzinho do Preto Velho » (« le troquet du Vieux Noir ») se présente au contraire comme le lieu dramatique de la quête mémorielle d’Escritore / l’Africano[9] comme le nomme Leda. Là où Leda faisait tout pour oublier – comme en témoigne la scène du dépotoir – Escritore, lui, veut se souvenir, et veut que les autres se souviennent. Ainsi, la trame de la filiation avec ses « cousins » dont l’ancêtre serait le grand chef guerrier de l’Afrique précoloniale « Ndindi-Grand-Orage », serait un prétexte-alibi, la justification légendaire du discours historique rationnel. C’est ce qui prouve l’Histoire.
L’intrusion d’Escritore au sein de la communauté du Pelourinho est condition de la métamorphose du lieu du bar. Double en contrepoint de Samuel ou Juanidir, les faux prophètes harangueurs, Escritore bouscule la communauté au nom de la parole historique, comme le rappelle la prosopopée d’Innocencio : « Vous, rejetons du Pelourinho, lequel d’entre vous se souvient encore de l’année dernière ? Et même de ce qu’il a fait hier ? Vous étiez tellement soûls que vous ne saviez plus votre nom. Escritore, tu as bien fait de venir. Ramone-leur la mémoire, même si cela ne leur plaît pas[10]. ». L’amnésie qui frappe les habitants les condamne à la léthargie, comme s’ils opéraient une sortie du temps historique pour un temps mystique, rituel, où chacun reproduit ses gestes à l’identique, et profère une parole saturée de conjurations, d’incantations, de prières et de précautions oratoires… la parole des croyants, et non l’épopée d’acteurs historiques, à l’image de Leda : « Je suis incapable de dire l’âge que j’a, même si j’observe la transformation de mes seins […] combien d’années, combien de festins et de deuils se sont-ils écoulés à mon insu ? »[11]. Ainsi, renouer avec le discours historique, c’est une forme de retour à la vie – ou à l’épique – avec Escritore dans le rôle du Saint-Sauveur… « o Sao Salvador da Bahia ». Escritore est donc une sorte d’anthropomorphisme, à mi-chemin entre la mystique chrétienne et vaudoue, et l’allégorie de la Cité historique de Salvador da Bahia[12].
Pourtant, entre Salut et guérison, la fin justifie les moyens. C’est en effet dans le lieu décadent du Barzinho qu’Escritore scelle le pacte qui le lie à Innocencio, le Picaro. Escritore lui remplira la panse et lui abreuvera le gosier ; en échange Innocencio le guidera dans Bahia la tentaculaire, pour rechercher ses « cousins venus d’Afrique ». C’est ici aussi qu’Escritore déroule le récit des origines : la légende de Ndindi-Grand-Orage qui rappelle à elle seule tout un pan de l’Histoire de l’esclavage. Ces récits convoquent la passerelle de l’esclavage, tragédie refoulée par l’ensemble de la communauté, qui agite la quiétude du Pelourinho. Les moments passés au bar de Preto Velho sont à la fois des moments de débauche et de purge émotionnelle. C’est sous un voile éthéré – comme une mise au défi du religieux, et une confiance absolue dans les hommes – qu’a lieu la Révélation.
Pour l’auteur guinéen exilé (consulter le dossier de La Plume francophone sur Tierno Monénembo), en effet « l’exil est aussi une sorte de ré-création, de relâchement »[13]. Cette prédilection pour « la terre, le ventre ou le derrière », pour reprendre les termes de M. Bakhtine[14] sur l’esthétique carnavalesque (prédilection pour le sexe, le sang, les excréments, les détritus), a donc quelque chose à voir avec l' »épargne freudienne » de sentiment. Le carnavalesque naît là où l’angoisse devient lourde et pesante, et les deux lieux carnavalesques déjà évoqués, entretiennent un lien étroit avec le motif angoissant de l’origine. On comprend donc que l’alcool – et a fortiori la convocation du carnavalesque, fonctionnent comme les remparts nécessaires au « Moi effarouché » pour affronter le Monde – et la douleur de l’origine.
[1] Tierno Monénembo, Pelourinho, Paris, éd. du Seuil, 1995.
[2] Exu est une orixa (ou divinité) du candomblé brésilien. Le candomblé est une sorte de vaudou, syncrétisme entre la religion chrétienne imposée par les maîtres, et l’héritage de pratiques animistes africaines (Togo, Bénin…). Dans le candomblé, Exu est le Dieu de la ruse et de la perfidie. Il est représenté par un corps à deux têtes, car on ne peut jamais cerner l’identité de celui qui est sous le patronage d’Exu.
[3] Pelourinho, op.cit., p.128.
[4] Ibid., p. 98.
[5] Entretien de l’auteur avec Patricia-Pia Célérier
[6] Entre la Sibille et Cassandre, Leda est un personnage romanesque soumis aux influences mystiques brésiliennes, comme aux références mythologiques de T. Monénembo. Devenue aveugle à la suite d’une agression, Leda devient brodeuse et vit recluse dans une chambre. L’essentiel de son récit reconstitue sa biographie, rompue d’étranges visions venues surtout d’un passé ancestral – l’esclavage.
[7] Pelourinho, op.cit., p.75.
[8] Ibid., p. 41.
[13]Entretien avec Patricia-Pia Célérier.
[14]Mikhaïl Bakhtine, L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Gallimard, coll. « Tel », 1994.
[15] Pelourinho, op. cit., p. 71.
Très bel article sur un des meilleurs romans de Monenembo. L’auteur guineen reprend la même veine dans son dernier roman « Les coqs cubains chantent à minuit » mais avec moins d’épaisseur. .. Pour en revenir à l’article, son auteur semble ne pas connaître le lien fondamental qui relie les deux personnages-sources du recit: Innocencio et Léda. Encore une victime de la complexité de « Pelourinho » et de la malice de Tierno.
Alimou