« Laissez-moi vous raconter la triste histoire d’Haïti »
par Lama Serhan
Lyonel Trouillot nous livre alors un témoignage romanesque de cet événement. C’est à travers les yeux et les pas de Lionel, « l’étudiant », que nous suivons cette journée meurtrière. On le regarde durant les premiers chapitres « descendre la colline » et dans les chemins se croisent ses souvenirs, sa réalité présente. On y voit sa mère, Ernestine Saint-Hilaire, au verbe proverbial répétitif « Ecoute ce que te dit Ernestine Saint-Hilaire. Moi noire, je sais de quoi je parle » (Page 15). On y voit aussi Little Joe, le renfrogné, la petite frappe au corps « tatoué de héros et de slogans hétéroclites : Guevara, Wycleef Jean, Tim Duncan, shoot to kill, les femmes c’est de la merde, les rats pourrissent dans leur trou, je veux tout, peace and love. » (Page 11), l’épicier et sa femme, Alfred et ses parents, Ayissa la belle et Paulemon son prince, l’étrangère, la foule, la police…Il existe aussi dans ces rencontres un personnage essentiel au roman qui prend toute son ampleur dans les derniers chapitres, c’est le Temps. Il s’accélère pour devenir le métronome de l’action. Il bat la mesure de la mort qui s’abat sur la foule pour disparaître et tromper le regard. Car dans la mort de Lucien, il n’y a qu’une seule réalité, c’est celle du silence. Pareil au « roman du silence » (page 121) que Lionel n’écrira jamais mais qu’il subira.
Nous pouvons signaler que l’auteur nous interroge et cela dès l’avis au lecteur ou plutôt lance un pacte de lecture sur le fait qu’il parait inutile de continuer ce livre puisque « sans savoir qu’au bout de la marche il va mourir, ce que le lecteur sait déjà au début du récit, prenant ainsi sur le héros une inutile longueur d’avance » (Page 10).
Pourquoi donc est-elle « inutile » cette connaissance du lecteur ? Ici on est dans l’Histoire connue. On sait que le héros va mourir. Umberto Eco a largement développé la notion du lecteur dans Lector in Fabula (1ère édition italienne 1979, édition française 1985). Il établit dans ses recherches le mouvement de coopération qui existe entre l’œuvre et le lecteur. Celui-ci a un rôle puisque « le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà dit restés en blanc » (page 27). Donc même si la fabula (l’histoire) a une fin prévisible pour le lecteur, elle ne l’empêche pas de vivre intensément le livre à venir. Parce que malgré la véracité de la fiction de Lyonel Trouillot, le déroulement de l’action est une construction de l’auteur. Et c’est dans « la jouissance du texte » que le lecteur trouve tout son plaisir.
Toute la particularité de la littérature se trouve ici. Dans l’univers des possibles. Dans la capacité à faire émerger dans la chambre, le fauteuil, voire le hamac du lecteur une réalité qui lui apparaît, dans la force des mots, personnelle et intime.
argument très constructif je le recommande très très très très intensément !!