Un huis-clos tendu vers le destin
par Jessica Falot
Maïssa Bey est le pseudonyme de Samia Benameur, une auteure algérienne d’expression française vivant dans l’Ouest algérien et également présidente d’une association culturelle « Paroles et écriture ».
Parmi ses nombreux romans, Entendez-vous dans les montagnes occupe une place très particulière car il se présente comme un témoignage que l’auteure a longtemps gardé enfoui en elle : « Ce récit que j’ai eu tant de mal à écrire et qui est là enfin ». Cette histoire cachée, refoulée, entourée de silence c’est celle de son père, un instituteur mort sous la torture pendant la révolution algérienne et dont Maïssa Bey ne garde que très peu de souvenirs : une photographie en noir et blanc datant de l’été 1955 qui ouvre le livre ainsi qu’une lettre d’affectation à Boghari et une carte postale qui le referment.
Le récit, construit comme une pièce de théâtre, dans un lieu clos, met en scène la rencontre de trois destins dans un train qui roule vers la cité du Vieux Port. L’une des protagonistes est une algérienne réfugiée en France afin d’échapper à la guerre civile et qui ne cesse de penser à son père mort sous la torture des militaires français quarante ans auparavant parce qu’il était engagé pour l’Indépendance. Face à elle voyage un médecin retraité qui a fait son service militaire en Algérie, dans le village et l’année même où le père de la narratrice est mort. Enfin, leur voisine est une jeune fille, petite-fille de Pieds-Noirs, qui aimerait bien comprendre ce douloureux passé dont personne ne veut parler.
Cet étrange voyage se transforme alors peu à peu en étrange partage et les souvenirs refoulés apparaissent en filigrane :
C’était comme si on avait ouvert des vannes pour laisser couler la boue, toute la fange d’un passé qui s’avère soudain très proche et encore sensible. Comme si en passant le doigt ou en palpant une cicatrice ancienne dont les bords s’étaient refermés, croyait-on, on sentait un léger suintement, qui se transforme peu à peu en une purulence qui finit par s’écouler de plus en plus abondamment, sans qu’on puisse l’arrêter.[1]
Mais si la tension et l’émotion sont constantes dans ce livre bref, concentré à l’extrême, aucun sentiment de haine ou de vengeance ne suinte. Les fils de la mémoire permettent seulement à l’auteure de faire revivre son père et de se confronter à ses démons :
Elle se dit que rien ne ressemble à ses rêves d’enfant, que les bourreaux ont des visages d’hommes, elle en est sûre maintenant, ils ont des mains d’homme, parfois même des réactions d’homme et rien ne permet de les distinguer des autres. Et cette idée la terrifie un peu plus.[2]
Un livre d’une grande beauté qui demande à ce que l’on entende toujours dans nos âmes le bruit des souvenirs.
[1] Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes, Editions de l’Aube, coll. Regards croisés, 2002, p. 43.
[2] Ibid., p. 70.
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