« Sauvageons nous sommes, et sauvageons nous resterons[1] »
par Ali Chibani, Marine Piriou et Sandrine Meslet
Les sauterelles ont une petite bouche. Toute petite mais ravageuse… plus ravageuse que la faux de la Camarde ? Les sauterelles n’ont d’égal que la Secte des oisifs qui, pour oublier leur oisiveté, s’adonnent à leur loisir préféré que nous nommerons, en hommage à l’œuvre zoalesque, l’assommoir quotidien du peuple. Leurs discours fondés sur toutes sortes d’inepties labellisent impunément le meurtre, le viol et légalisent le racisme. En bref, cette confrérie nie, et ce faisant ronge, l’humanité dans sa globalité.
Soudain, un rappel à l’ordre ! Nos esprits universitaires interpellent ces intouchables. Ils sont hors sujet. Que faire ? Personne n’a d’effaceur, et une deuxième copie vierge leur est refusée. Ils tentent de redresser la barre et reviennent à leurs moutons, en France où il n’y a ni sauterelles, ni sectes et surtout pas d’oisifs. Une solution s’impose à leur esprit : passer sur l’histoire de cette infamie tout en attribuant des vertus au colonialisme, vertus que nos chers députés et honorables ministres s’empresseront d’approuver, devant un Président de la République qui courbe l’échine − la belle aristocratie ! C’est ainsi qu’un certain 23 février 2005 vit renaître la thèse de la supériorité de la race blanche sur les autres races. Et Vichy d’applaudir !
Respectueux des morts, nous nous sommes cependant interdits d’exhumer les os des victimes du colonialisme pour les interroger, et avons pris le parti de demander aux écrivains francophones ce qu’ils pensent de ces écoles qui les auraient convertis, eux « barbares », en bons sauvages. Afin de ne pas les déranger pour si peu, nous leur avons également demandé s’ils se souviennent des routes de l’Empire. Leur réponse est sans appel.
Notre premier interlocuteur se nomme Mouloud Mammeri, un romancier et anthropologue algérien formé au cours de son enfance à l’école coloniale. Cet inconditionnel nous livre sa vision de l’institution métropolitaine à travers son œuvre Le Sommeil du Juste[2]. Arezki, le personnage principal et autobiographique, est mobilisé par l’armée française pour participer à la seconde guerre mondiale. Sorti de son village kabyle, il découvre la réalité de l’Histoire et de l’éducation qu’il a reçue. Soudain, dans un moment d’ivresse, Arezki rassemble tous ses livres et crie : « Voici la caisse merveilleuse. Mieux que la Coco, une seule de ses fioles, pardon de ces livres, vous fera voir tout en rose : du beau, du bon, du boniment. » Et d’ajouter : « Tout le tas ! L’idéal, les sentiments, les idées. Mais vas-y donc, ha ! ha ! brûle ! ha ! ha !…» Mettre le feu aux idées de l’école coloniale était censé inaugurer « un autre jour » où l’Algérien retrouverait sa propre identité et sa culture maternelle.
Force est de constater que les dégâts causés par l’imposition de la culture française sont tels que la rencontre avec la mère relève de l’impossible. Amer, Kateb Yacine le déplore lui aussi dans son Polygone étoilé[3]:
Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour mieux les arracher, chaque fois un peu plus, aux murmures du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les trésors inaliénables − et pourtant aliénés !
Le profond malaise décrit ici, et ressenti par l’auteur depuis son plus jeune âge, n’est autre que la manifestation d’une inversion traumatique des valeurs éducatives initiées par l’ordre colonial. Nous le comprenons grâce à la dernière scène du roman, dans laquelle Kateb révèle sa rencontre précoce avec le monde géopolitique franco-algérien des années 1930. Par peur de la discrimination, son père le pousse, en effet, à fréquenter l’école française, « la gueule du loup » comme il l’appelle métaphoriquement, où il devra à la fois oublier sa langue maternelle et assimiler celle du colonisateur. La maîtrise de la langue française constituera d’ailleurs son seul espoir de revenir à son point de départ : ses racines. Pour Kateb, l’émergence de cette aliénation au cours de l’enfance devient donc « le piège » caractéristique des Temps Modernes.
Le témoignage du romancier algérien, Tahar Djaout, qui se souvient dans Les Chercheurs d’os[4][4] des premiers jours de l’Algérie indépendante, renforce ces accusations. Après avoir évoqué les « routes », tracées pour rendre accessibles à la haine des soldats, des violeurs et des tueurs les villages les plus reculés, l’écrivain qualifie la période post-coloniale de « temps qui défie toute compréhension ». « Au code d’honneur et aux coutumes des ancêtres ils ont substitué un autre code fait de papiers, d’extraits d’actes et d’attestations divers, de cartes de différentes couleurs », écrit-il. Dirigés par des militaires « portant un casque colonial », les Algériens ont ainsi perdu tout repère et toute organisation politique.
Similairement, mais cette fois de l’autre côté de l’Atlantique, l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau se révolte contre ce système colonial, qui n’a eu de cesse que de chosifier l’Autre conquis, et qui perdure encore aujourd’hui dans les relations entre la France, ses DOM TOM, et ses ex-colonies. Dans Biblique des derniers gestes[5], l’écrivain nous rappelle l’hypocrisie et les contradictions dévastatrices du discours officiel tenu par « la plus Grande France ». Lisons plutôt :
La bête colonialiste nous a enseigné que le colonialisme était une œuvre de civilisation, un bienfait pour les humanités, une chance inouïe pour les peuples du monde ! Même les plus écrasés le pensent ! Sauf quelques illuminés comme nous qui parvenons à soupçonner que cette réalité en cache une autre ! Il y a donc autour de notre prétendu réel une série de réalités de toutes natures, avec des géométries, des mathématiques impossibles, des physiques chimies impensables, des géographies sans cartes et sans volume, des temps qui ne s’écoulent pas, des distances sans longueurs, des hors-réalités que nous ne savons pas voir, ou que notre esprit conditionné de mille manières ne sait pas voir ! Ces lieux sont donc quelque part, très réels (…)
Ainsi, Chamoiseau ironise sur le rôle idéologique de l’école coloniale qui permit à la France d’affirmer et de légitimer, à la fois, son expansion impérialiste et sa domination culturelle dans ses territoires d’outre-mer. Au nom d’une supposée mission civilisatrice, l’école coloniale sut embrigader et assujettir les esprits indigènes à travers des discours religieux, pseudo-scientifiques et littéraires à la gloire du modèle hexagonal. L’apprentissage de la langue française, porteuse d’une autre vision du monde, fut la clef de voûte d’un processus féroce d’acculturation des peuples colonisés, phénomène de dépersonnalisation dont les conséquences actuelles continuent d’affecter le Moi de la population créole. Le traumatisme est tel que l’individu, devenu hybride culturel, ne réussit plus à entretenir le lien avec les mythes, la langue, et le folklore de ses ancêtres non colonisés.
Samba Diallo, protagoniste du roman L’aventure ambiguë[6] du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, incarne d’ailleurs cet impossible retour à la culture natale. Revenu de France où il était parti étudier, le héros comprend qu’il est incapable de renouer avec ses racines. « Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que peux lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu deux », nous confie-t-il. Seule la mort libérera l’égaré de son ambiguïté identitaire, fin logiquement orchestrée par la main du fou, figure de l’aliénation inhérente à la rencontre de l’Occident et de l’Afrique.
De même, la trame du roman Agar[7] du franco-tunisien Albert Memmi rappelle cette scission de l’intime. Nous y retrouvons toute la dichotomie de l’identité face aux questions de la colonisation, au sein d’un espace privilégié de l’exercice de la domination : le couple. En effet, ce qui est mis en scène de manière intraitable, avec le regard froid d’une dissection, c’est la difficulté d’accorder une culture « dominante » à une culture dite « dominée ». Le couple de jeunes mariés, formé par le narrateur et son épouse, se voit peu à peu rongé par le resurgissement des origines : « Elle avait épousé, à Paris, un étudiant, ne différant en rien des autres ; ses origines, sa famille, ses relations, elle n’avait pu les imaginer. » Ces deux personnages ont, semble-t-il, oublié que la colonisation n’est pas seulement un fait historique, mais un conditionnement social et humain. Or, comme l’indique métaphoriquement le titre du livre, l’amour ne peut sauver le personnage biblique d’Agar ; bien au contraire, il le condamne. Comme il n’existe qu’un fils légitime d’Abraham, il semble n’exister pour les protagonistes qu’une seule voie à leur identité, la séparation et l’abandon de soi : « Ah si encore je pouvais redevenir comme eux », s’exclame le narrateur. « Mon malheur est que je ne suis plus comme personne. Je ne sais même pas me défendre contre ce dégoût de moi-même qu’elle me révèle, dont je suis envahi et que j’approuve. »
L’impasse est sans doute ce qui, du fait colonial, est le plus insidieux. Il ne subsiste rien de la tolérance ni de l’amour lorsqu’on refuse de considérer l’identité de l’autre. « Le buste rigide, les yeux hagards prête à se noyer elle se cramponne au lit », écrit Memmi. La mystification amoureuse ne dure qu’un temps et, de la déception, naît un sentiment de trahison qui hante les personnages au point de les enfermer. De cet étrange palimpseste amoureux, la littérature ne retient que la délicate position du sujet, perdu entre amour et connaissance de l’autre. Et lorsque, enfin, on découvre l’être originel dissimulé sous le palimpseste, est-on toujours bien certain de réussir à le déchiffrer ? Le narrateur s’interpelle d’ailleurs à ce sujet : « Et je l’aurais peut-être fait si, en la tuant, j’avais anéanti cette image de moi-même qu’elle me présentait et où je me reconnaissais, ce masque qui m’enserrait la figure comme une pieuvre. » La littérature renvoie l’écho de ce chaos intérieur provoqué par le resurgissement douloureux de l’identité.
En un mot, à force d’endoctrinement et de déshumanisation, la colonisation n’a réussi qu’à dépourvoir ces peuples conquis de leur essence. La perte de leur Monde, de ses vérités et de ses « hors-réalités », devait engendrer celle de leur âme. Malgré tout, certains de nos contemporains s’obstinent, de manière indécente, à qualifier de « positive » l’œuvre coloniale française via la glorification de ses infrastructures. Rappelons néanmoins que celles-ci étaient uniquement destinées à l’exploitation intensive des territoires colonisés. Il convient donc de nous interroger : l’esprit dit cartésien des membres et représentants de la lumineuse civilisation ne perdrait-il pas à son tour le logos ?
Aujourd’hui encore, plus de la moitié de nos concitoyens (65% selon un sondage CSA-Le Figaro réalisé le 30 novembre 2005) pense que la colonisation a engendré des effets positifs. Comment l’occupation belliqueuse d’un territoire et son pillage généralisé peuvent-ils être jugés comme positifs ? Et que dire de l’école coloniale… Les Lumières dont nous revendiquons si fièrement la descendance, se sont à jamais éteintes le jour où nous avons conditionné les esprits de ces peuples « indigènes », méprisant leurs cultures qui nous auraient pourtant tant appris.
Admettre qu’il n’y a rien de positif dans ce triste ouvrage collectif ternirait-il l’image de la mère patrie ? Non. Cet aveu la grandirait et révèlerait sa capacité à reconnaître ses erreurs et à ne pas se complaire dans la bêtise et l’ignorance. La loi du 23 février 2005 est en conséquence une mauvaise loi, parce qu’elle s’inscrit dans une pensée pro-coloniale dont nous ne saurons être les dupes. Bien que sensibles à la souffrance des rapatriés, il relève de notre responsabilité de nous lever contre cette loi qui ose discerner, et promouvoir, comme le suggère la première partie de l’article 1 de la loi abrogée[8], un rôle positif dans l’occupation brutale d’un territoire. Le mot de la fin revient au grand poète algérien Jean Amrouche, lequel souligne avec subtilité la décadence du colonisateur dans une lettre à George Cezilly: « la culture, le sourire, les grâces, l’esprit libéral des français existent, mais ce sont des masques de l’horrible colonialisme. »
Qu’on se le dise, ces sauterelles ont eu beau grignoter leur loi, leur appétit vorace ne semble pas rassasié. Alors « veillons et armons-nous en pensée[9] ! »
[1] Hommage à Aimé Césaire et à son entretien avec Françoise Vergès publié sous le titre Nègre je suis et nègre je resterai, Paris.
[2] Mouloud MAMMERI, Le Sommeil du Juste, Paris, Editions Plon, 1955.
[3] Yacine KATEB, Le Polygone étoilé, Paris, Editions du Seuil, coll. Points, 1997.
[4] Tahar Djaout, Les Chercheurs d’os, Paris, Editions du Seuil, coll. Points 1984.
[5] Patrick CHAMOISEAU, Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2003
[6] Cheikh Hamidou KANE, L’aventure ambiguë, Paris, 10/18, 2003.
[7] Albert MEMMI, Agar, Paris, Gallimard, 1984.
[8] Article 1 de la loi du 23 février 2005 : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. »
[9] François CHATTOT, Jean-Louis HOURDIN, Veillons et armons–nous en pensée, création théâtrale contemporaine et engagée, jouée du 30 septembre au 23 octobre 2005 au Théâtre National de Chaillot.
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