La souffrance d’une double élégie
Par Victoria Famin
Jean-Luc Raharimanana, poète malgache d’expression française, nous propose avec Nour, 1947[1] un texte multiple, marqué par la douleur de la perte. L’auteur présente dans ce texte une fiction qui s’inscrit dans l’histoire de Madagascar. Le récit de la mort de Nour, figure de la femme aimée, permet au narrateur de reconstruire le passé de cette île de l’océan Indien, des origines au moment de la révolte du 29 mars 1947. Ainsi, histoire et fiction s’entrecroisent dans ce roman pour construire une double élégie.
Nour, 1947 est un chant de deuil, de souffrance et de désarroi. Le narrateur prend la parole pour exprimer une douleur qui a une double origine. Il s’agit bien de la perte de son amour, de la mort de Nour. Mais également de la conscience des malheurs de son peuple : « Notre histoire est celle de notre mort[2] ». Ce roman de Raharimanana se présente au lecteur comme une élégie pour Nour et pour Madagascar. Le titre du texte confirme ce caractère double : « Nour » évoque le prénom de la femme morte, tandis que « 1947 » rappelle l’année qui marquera la destinée de ce pays.
Le narrateur entreprend ainsi une démarche complexe, celle de dire la douleur de ces pertes. Les caractéristiques de cette lourde tâche vont laisser des empreintes dans l’écriture du texte. Ainsi, la souffrance semble gagner le sujet de l’énonciation, l’étouffer et l’anéantir :
Je dérive vers les nuits. Ne suis plus que rêve, que tracée qui s’effile dans les songes. Trébuche mon souffle sur des caillasses obstruant mes poumons – crache ! crache ! -, trébuche mes pas sur la plage lourde d’obscurité. Je rejoins mon passé[3].
La disparition du pronom « je » à l’intérieur de ce passage est un phénomène qui revient tout au long du texte et qui montre les difficultés qu’éprouve le narrateur à inscrire son identité. Ces marques scripturaires sont aussi présentes quand il s’agit d’évoquer la disparition de l’aimée ainsi que lors des exercices de mémoire historique.
Cependant, le narrateur ne renonce pas au besoin de dire, d’écrire et de transcrire. Pour mener à terme ce travail, il décide de mettre en place des stratégies littéraires qui vont caractériser l’écriture de Jean-Luc Raharimanana.
Mémoire de la Grande Île
Presque trente ans après la publication de deux romans qui abordent la question de la révolte du 29 mars 1947, Fofombadiko d’Andriamalala et Mitaraina ny tany d’Andry Andraina[4],Raharimanana décide de retracer l’histoire de Madagascar dans ce roman francophone. Néanmoins, il est important de signaler que cet auteur ne se consacre pas uniquement aux faits relatifs à l’insurrection contre le système colonial. Dans Nour, 1947, le narrateur remonte aux origines des premières populations de l’île pour retracer le passé de Madagascar.
Le problème de l’élucidation des origines des populations malgaches semble expliquer, selon le narrateur, le recours à l’oubli, comme stratégie de légitimation. Avec son exercice de mémoire, le narrateur ouvre de nouveau cette plaie et la souffrance de la migration se réinstalle dans la naissance de ce pays.
Nous étions Ceux-des-savanes ou Ceux-des-cimes, nous étions Ceux-des-rivages, Ceux-des-forêts ou Ceux-des-épines… Nous sommes convenus d’occuper cette terre. […] Quand au bout de nos migrations nous nous sommes retrouvés, nous ne nous sommes plus reconnus. Les uns ne croyaient plus aux autres, les autres ne toléraient plus les uns. Nous nous sommes déchirés, battus. […] Nous avons oublié, ou feint d’ignorer, que nous venons d’ailleurs, d’un ailleurs qui nous avait chassés ou poussés sur les mers à bord de nos boutres chétifs[5].
Il est intéressant de remarquer que pour entreprendre ce voyage de retour aux origines du peuple, le narrateur préfère le « nous » de la collectivité au « je » de la souffrance amoureuse. Ce premier éclaircissement de la diversité d’origines des premiers habitants de Madagascar permet au narrateur d’aborder de manière critique certaines questions fondamentales de l’histoire du pays. Tel est le cas de l’esclavage, des occupations étrangères de l’île ou de la colonisation. Raharimanana aborde ces sujets avec un regard qui se nourrit des discussions qui ont lieu dans le monde actuel. Ainsi, au moment d’expliquer les luttes intestines qui opposent les différentes populations de Madagascar ou ces mêmes populations avec l’envahisseur, il propose une réflexion qui se rapproche du discours d’Edouard Glissant[6]. En effet, l’auteur de Nour, 1947 s’interroge sur le droit à la terre, la sacralisation des origines par le biais de récits mythiques et le mouvement en flèche qui caractérise l’expansion des conquêtes. L’auteur analyse et dénonce l’absurdité de certains discours qui ont cherché à justifier les démarches de domination que les différents acteurs de l’histoire, malgaches, ont voulu mettre en place.
Bien que l’exercice de mémoire que le narrateur assume soit fortement marqué par le regard actuel de son auteur, le discours sur l’histoire malgache n’est pas unique. Au contraire, Raharimanana cherche à instaurer une polyphonie dans son texte, qui permet au lecteur d’identifier les différentes voix dans l’histoire de ce pays. Le narrateur cède la parole aux personnages de l’histoire malgache. Pour ce faire, il insère dans son texte la transcription de journaux et de lettres des religieux missionnaires qui s’installent dans l’île au 18ème et au 19ème siècle. Il inclut également les récits de personnages tels que Siva et Jao.
Le parcours des moments de souffrance qui semblent s’enchaîner éternellement n’est pas uniquement lié au désir d’écrire une élégie pour Madagascar. Bien que le narrateur soutienne que la naissance de ce pays est liée à ses multiples morts, il y a dans cette démarche douloureuse un indice d’espoir. Le malheur du peuple malgache semblerait pouvoir s’atténuer avec l’écriture de son passé. Ainsi, le narrateur professe tout au long du texte sa volonté de dire le passé, d’écrire l’histoire cachée du pays pour conjurer sa douleur.
Nour, une figure matricielle
Ce personnage féminin, symbole de la personne aimée, est sans aucun doute l’objet premier de l’élégie. Sa présence dans les premières pages du texte représente la source principale des souffrances du narrateur. La déchirure qui provoque sa mort est pourtant productive dans le roman. Car elle donnera lieu à une analèpse qui permettra de retracer, dans les sept nuits qui composent le roman, la vie et la mort de cette jeune fille. Ce retour dans le temps accompagne l’exercice de mémoire sur l’histoire malgache et le nourrit profondément. Ce personnage permet à l’auteur de mettre en contact fiction et réalité, relation qui enrichit le texte et qui associe Nour à Madagascar.
Le rôle de cette figure féminine ne se limite pas uniquement à son statut de fil conducteur. Nour, en tant que femme, appelle et réunit les différents personnages féminins du texte. La mort de Nour et le deuil que le narrateur vit avec le corps de son aimée le mènent à se confronter toujours à des figures féminines. Ainsi, il doit faire face à Konantitra, cette vieille sorcière qui guidera les étranges funérailles, pour transformer le corps du narrateur en tombe de son aimée.
La mort de Nour rapproche également le narrateur de Dziny, personnage mythologique, qui incarne la figure de la mère :
Te rappelles-tu de cette femme, Dziny, que l’on nous a raconté née des lumières, surgie de l’horizon, fille de l’eau et du soleil ? L’ombre, créature de la terre et des profondeurs, a enflé son ventre et nous a créés noirs et miséreux. L’ombre, dis-je, a enflé son ventre pour que sur cette île elle mette au monde le premier homme[7].
Nour n’est pas ainsi seulement la femme aimée, morte pendant la révolte de 1947. Elle est également la matrice de ce texte qui place la figure féminine au cœur de l’écriture. Le contact du narrateur avec les différents personnages féminins relance son expérience de mémoire et de transcription des histoires.
Matérialisation de la souffrance : l’écriture aquatique
La double élégie pour Nour et pour Madagascar est constamment marquée par la douleur extrême que le narrateur éprouve. Cette douleur est représentée par un élément qui est présent tout au long du roman et qui semble rythmer l’écriture de Raharimanana. Il s’agit de l’eau, et par analogie, de tout élément liquide.
L’eau est un élément omniprésent dans cette île, non seulement représentée par la mer qui l’encercle mais aussi par la pluie qui ne cesse de tomber. C’est un élément qui est connoté d’une façon négative dans le texte. Il apparaît tantôt lié aux moments les plus durs que vit l’amant en deuil, tantôt dans les chroniques des missionnaires, qui subissent le climat pluvieux et maladif de Madagascar.
La connotation négative de l’eau s’intensifie dans l’écriture de Raharimanana par la présence d’autres éléments liquides corporels, presque scatologiques. Ainsi, la sueur, le sang, les larmes, la vomissure et la diarrhée sont des figures centrales dans ce texte, symboles de la déchéance absolue. Le corps en décomposition de Nour se transforme en « eau de mort » pour son amant, figure qui confirme la conception de l’élément liquide dans le texte.
L’eau en tant qu’élément négatif s’impose au narrateur. Pour pouvoir surmonter cet agent de douleur et de maladie, il doit développer une stratégie d’écriture appropriée. C’est en imitant le mouvement de la mer, symbole par excellence de l’eau, que le narrateur réussit à faire face à la douleur et peut continuer son élégie :
Je partirai, ma mère. Je partirai. Déchirerai mes rêves et y implanterai mes pas. J’y riverai mes regards et ne n’y arracherai plus.
Je la verrai, elle, ma mère, je la reverrai, nue assise sur son rocher. « Dziny », chantera-t-elle. « Dziny »[8].
Le parallélisme syntaxique ainsi que la répétition de mots donnent au passage un rythme particulier, qui imite la cadence des vagues sur la plage. Ce procédé est recréé dans le texte pour imiter également la pluie qui tombe incessamment, imitation réussie par l’absence de connecteurs entre les phrases et la juxtaposition de syntagmes.
La mimésis de l’eau permet l’existence de l’écriture. Le narrateur semble conjurer les pouvoirs mortifères des éléments liquides en s’appropriant leur mouvement. De cette manière, Raharimanana crée sa forme d’écriture, qui ne sera pas uniquement présente dans Nour, 1947, mais aussi dans ses autres textes.
Nour, 1947, de Raharimanana se présente au lecteur comme une double élégie qui pleure la perte de la femme aimée ainsi que la naissance douloureuse de Madagascar, faite de multiples morts. Ce roman enferme une charge de souffrances difficilement supportable, non seulement pour le narrateur mais aussi pour le lecteur. Pourtant, les nombreux passages qui pourraient être considérés comme des poèmes en prose permettent l’écriture et la lecture. Cette élégie malgache s’approprie un élément culturel fondamental, l’eau, pour rendre possible l’écriture de l’histoire, de l’amour et de la mort.
[1] RAHARIMANANA, J.-L. Nour, 1947, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001.
[2] Ibidem, p. 126.
[3] Ibidem, p. 102.
[4] A ce sujet, consulter le travail de Railovy , « 1947. Le cœur de l’histoire malgache vu par A. Andraina, E. D. Andriamalala et J.-L. Raharimanana », dans RAHARIMANANA, J.-L. Identités, langues et imaginaires dans l’océan Indien, Lecce, Alliance Française, 2003.
[5] Ibidem, p. 25-26.
[6] Il s’agit de notions que ce poète martiniquais présente dans ses Poétiques, notamment dans Traité du Tout-Monde(1997) et dans Introduction à une Poétique du Divers (1996), parus chez Gallimard.
[7] RAHARIMANANA, J.-L. Nour, 1947, op. cit., p. 91-92.
[8] Ibidem, p. 17.
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