Au temps du fleuve Amour ou le parcours des découvertes
par Victoria Famin
En 1994 Andreï Makine publie ce roman qui retrace les souvenirs d’un jeune russe et de ses deux amis. Dimitri, protagoniste et narrateur du texte, nous fait partager l’expérience mythique du passage de l’enfance à l’âge adulte, dans un village de Sibérie, non loin du fleuve Amour. Sans pouvoir le préciser, nous pouvons situer ces moments évoqués par le narrateur dans les années 70. Les trois personnages qui évoluent dans un environnement naturel et social très dur sont obligés de faire face à différents facteurs qui vont déterminer le cours de leurs vies. Ainsi, l’hiver presque éternel qui rend la vie difficile dans les terres de la Sibérie orientale n’est pas le seul élément qui conditionne l’adolescence de Dimitri, Samouraï et Outkine. La déchirure causée par la Seconde Guerre mondiale, les rigueurs du régime communiste sont des questions que le narrateur aborde dans sa réflexion. Dans l’imaginaire des personnages, les notions d’Occident et d’Orient perdent presque toute valeur dans cette région à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie, géographiquement, historiquement et culturellement.
Malgré toutes les difficultés que ces points de conflits puissent supposer, les trois personnages de Makine entreprennent la lourde tâche de devenir adulte, comme le font tous les adolescents du monde. Cette traversée des âges de la vie est intimement liée à la naissance du sentiment amoureux et au développement de la sensibilité chez les jeunes garçons. L’auteur fait coïncider plusieurs découvertes dans la narration de ces années de jeunesse et pour ce faire, il récupère la polysémie du terme « Amour ». Dans notre texte le mot fait aussi bien référence au long fleuve qui constitue la frontière naturelle entre la Russie et la Chine qu’au sentiment éprouvé vis-à-vis de la personne aimée. Le développement du caractère polysémique du mot « amour » permet à l’auteur de construire deux découvertes parallèles.
La première, située au niveau de l’histoire, est vécue par Dimitri et ses compagnons. Il s’agit dans ce cas de la découverte de l’amour en tant que sentiment et attraction sexuelle, redécouverte de la figure féminine et de leur propre identité de jeunes hommes :
Il me fallait tout de suite comprendre qui j’étais. Faire quelque chose de moi-même. Me donner une forme. Me transformer, me refondre. M’essayer. Et surtout découvrir l’amour. Devancer la belle passagère, cette fulgurante occidentale du Transsibérien. Oui, avant le passage du train, je devrais me greffer dans le cœur et dans le corps ce mystérieux organe : l’amour[1].
La deuxième découverte proposée par Makine est effectuée par le lecteur. L’Amour, cette fois-ci le fleuve, est un topo qui lui permet de dépeindre la culture des villages de Sibérie orientale dans les années 70. Ainsi, avec le fleuve évoqué par l’auteur, le lecteur découvre le monde de la taïga, dans lequel la neige et le froid semblent rythmer la vie des habitants.
J’entrais dans l’isba, j’entendais le sifflement paisible de la grande bouilloire sur le poêle, je voyais ma tante préparer le dîner : quelques pommes de terre, du lard glacé qu’elle venait de retirer du petit cagibi accolé à l’isba – notre frigo -, du thé avec des biscuits au pavot… Le bleu, derrière la petite fenêtre tapissée d’arabesques de glace, virait lentement au violet, puis au noir[2].
De cette façon, ce temps du fleuve Amour raconté par Makine donne lieu à une double aventure. Le lecteur est invité à rentrer dans le texte et à faire, lui aussi, sa propre découverte. L’auteur n’hésite pas à mettre en valeur les particularités de ce peuple qui, tout en étant lié à la Russie, se voit si loin et si différent de la culture et de la réalité des grandes villes russes occidentales comme Moscou et Saint-Pétersbourg. L’impossibilité de rejoindre géographiquement et culturellement ces villes ne fait que renforcer l’obsession des jeunes pour l’Occident. Cette notion, assez vague au départ, représente pour Dimitri et ses amis un monde magique, fabuleux, qui n’est pas forcément attaché à une réalité concrète. Mais un événement central dans le texte va donner place à une nouvelle découverte.
La projection d’un film de Jean-Paul Belmondo dans le cinéma d’une ville voisine attire d’une façon presque incantatoire les trois jeunes du texte de Makine. Dimitri et ses compagnons vont assister ainsi aux dix-sept séances de Le Magnifique[3] et vont découvrir de la main de Belmondo un Occident encore plus fascinant.
Et Outkine émergeant de sa crise d’épilepsie formula toutes nos émotions dans une seule exclamation, en parlant encore du film :
– C’est ça, l’Occident !
[…] L’Occident était là. Et, la nuit, les yeux ouverts dans l’obscurité bleutée de l’isba, nous rêvions de lui… Les estivants sur la promenade méridionale n’ont certainement pas remarqué les trois ombres indécises. Ces trois silhouettes contournaient une cabine téléphonique, longeaient la terrasse d’un café et suivaient d’un regard timide deux jeunes créatures aux belles jambes bronzées…
Nos premiers pas en Occident[4].
Dans le monde fantastique des films de Belmondo, le héros rusé côtoie des belles femmes, dans des paysages paradisiaques, pour confronter ensuite les malfaiteurs et gagner la gloire. L’Occident se voit enrichi dans l’imaginaire des adolescents sibériens d’une nouvelle figure masculine qui devient leur modèle : celle de Belmondo. Mais également la femme est dotée des attributs que les Sibériennes semblent cacher : l’exubérance des corps et surtout leur nudité sur l’écran marquent les esprits des jeunes garçons.
Ainsi, le cinéma français offre l’occasion d’une nouvelle découverte de la part des personnages de Makine. Néanmoins, ce choix de l’auteur met en relief un facteur qui détermine les différentes représentations de l’Occident et de l’Orient dans le texte. Il s’agit du caractère fictionnel des films de Belmondo. L’Occident est construit dans le discours de Dimitri à partir d’une fiction. Le texte cinématographique donne naissance à une perception de l’Occident, également fictionnelle. Ainsi, Makine évite tout raccourci entre la construction discursive de l’Occident dans Au temps du fleuve Amour et une référence extra-textuelle. D’ailleurs, les personnages semblent avoir conscience de la nature fictionnelle du monde de Belmondo :
Nous avons revu le film dix-sept fois. […] L’intrigue fut apprise par cœur. Nous pouvions désormais nous permettre d’examiner ses alentours et ses décors : un meuble dans l’appartement du héros – quelque petite armoire à l’usage inconnu, que le metteur en scène ne remarquait sans doute pas lui-même. Un tournant de la rue que l’opérateur avait cadré sans y attacher la moindre importance. Ou le reflet d’une matinée grise de printemps parisien sur la longue cuisse de la belle voisine endormie à demi nue près de la porte de notre héros. Oh, ce reflet ! Il était devenu pour nous la huitième couleur de l’arc-en-ciel ! La plus nécessaire à l’harmonie chromatique du monde[5].
Cette réflexion sur le caractère fictionnel de l’Occident proposé par les films de Belmondo incite le lecteur à mener à son tour une réflexion sur la représentation de l’Orient et de la Sibérie. Comme les deux faces d’une même monnaie, le lecteur prend ses distances par rapport à la peinture exotique que Makine lui propose. Il s’agit dans les deux cas, monde occidental et monde oriental, de productions littéraires qui ne voient pas l’exigence du vraisemblable. En ce sens, il est possible de concevoir la découverte du monde comme imaginaire littéraire.
Cette découverte se voit renforcée par le contact avec la littérature et la langue française que les trois jeunes garçons établissent à partir du personnage d’Olga. Cette figure féminine est intimement liée au monde occidental, car elle semble avoir été une jeune fille aisée de Saint-Pétersbourg avant la révolution d’octobre. Ses origines et son ancien cadre de vie rappellent la francophilie de la société russe occidentale, fait qui transformera le personnage d’Olga en agent de transmission de la littérature française.
Après avoir été séduits par les films français, Dimitri et ses amis cherchent à mieux comprendre la conception du sentiment amoureux véhiculé par l’Occident. À ce moment, les lectures d’Olga offrent les réponses au désir de découverte des adolescents :
J’étais quelqu’un qui savait déjà, grâce à la bibliothèque d’Olga, que les châtelaines féodales avaient un corsage long comme celui de la malheureuse Emma. Que les épaules d’une odalisque au bain étaient recouvertes d’une couleur ambrée… Qu’il fallait être un vrai goujat, comme ce hobereau chez Maupassant, pour demander à l’hôtelière de préparer un lit à midi, divulguant ainsi ses intentions à l’égard de sa jeune épouse cramoisie… Instruit par Musset, je savais que les amoureux romantiques choisissent toujours une matinée froide et ensoleillée de décembre pour se séparer à jamais…[6]
Cette approche de la littérature française accompagne naturellement une fascination pour la langue française. Bien que les films de Belmondo soient doublés, les trois jeunes spectateurs devinent sur les lèvres la langue magique de l’Occident et de l’amour. Les lectures des textes en français qu’Olga propose aux garçons complètent l’envoûtement que cette langue provoque chez eux.
Ce parcours de découvertes semble aboutir à une prise de conscience du pouvoir de la langue et de l’écriture littéraire, comme moyen de construction d’un imaginaire. Cette réflexion est appuyée par l’analepse qui permet à Dimitri de retracer ses souvenirs d’adolescence. En effet, le texte de Makine commence avec une réflexion sur la relation entre la matière et la forme d’un texte. Il s’agit d’une sorte de dialogue entre Outkine et Dimitri, tous les deux sensibles à l’écriture littéraire. Les expériences de jeunesse qui suivent cette introduction semblent ainsi montrer la genèse des personnages, qui vont façonner leurs identités au fil des découvertes. Makine accompagne encore une fois ses personnages en construisant son texte comme une fiction littéraire.
[1] MAKINE, Andreï, Au temps du fleuve Amour, Paris, Gallimard, 1994, p. 65.
[2] Ibidem, p. 58.
[3] Film réalisé par Philippe de Broca en 1973, avec Jean-Paul Belmondo et Jacqueline Bisset.
[4] MAKINE, Andreï, Au temps du fleuve Amour, Op.cit., p. 112-113.
[5] Ibidem, p. 119.
[6] Ibidem, p. 228.
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