Légitime défense : décalage de ton et déplacement du mystère
par Circé Krouch-Guilhem
Stanislas-André Steeman, né à Liège en 1908 et mort à Menton en 1970, est l’auteur de nombreux romans policiers dont plusieurs sont devenus des classiques et ont été adaptés au cinéma. C’est le cas de Légitime défense, publié pour la première fois en 1942, qui a été porté plus d’une fois à l’écran et dont l’adaptation la plus célèbre reste celle de Henri-Georges Clouzot sous le titre de Quai des orfèvres, en 1946.
Noël Martin, formant a priori un couple uni avec Belle, découvre par hasard lors de l’absence de Belle, partie au chevet de sa mère malade, une lettre dont le post-scriptum l’interpelle et le bouleverse. « Où en es-tu avec W. [1]? ». Plein de doutes, ébranlé, il décide alors de téléphoner chez la mère de Belle, et n’obtenant aucune réponse, chez Judas Weyl où il apprend qu’il passe seul la soirée, du moins, sans sa femme. Décidé à tuer Weyl, sans trop y croire, il se rend chez lui. Apercevant une silhouette féminine s’échapper de la maison, qu’il prend pour Belle, d’autant plus qu’elle porte son parfum « Auburn », il l’interpelle mais celle-ci s’enfuit. Il rentre alors chez Weyl, le trouve allongé sur le divan et, dans le noir, le frappe à l’aide d’un maillet. L’enquête sur le meurtre de Weyl sera engagée dès le lendemain matin. Caractéristique du roman policier, le récit constitue alors, dès le crime accompli, une mise en scène de la sphère privée, où évoluent quatre personnages principaux : Noël et Belle Martin, Renée, amie du couple et le commissaire Maria chargé de l’enquête ainsi que quelques personnages secondaires. La focalisation de la fiction sur la vie intime, sur la vie secrète des personnages est en effet consubstantielle à l’énigme dans le genre policier.
Le mystère d’un tel roman porte sur l’identité du meurtrier et sur son mobile. Or, dans Légitime défense, le narrateur se focalise sur Noël et nous donne à voir dès les premières pages de l’œuvre l’acte meurtrier de Noël et son mobile : la jalousie. Le mystère n’est plus : « qui a tué Judas Weyl et pourquoi ? », mais « comment Noël va gérer sa situation, que ce soit avec Belle, dont il doute la moitié du récit qu’elle puisse avoir été infidèle, ou que ce soit avec la police ? ». A priori, donc, plus de mystère policier, « le récit de Steeman sera, aux yeux du lecteur, celui des tourments de Noël[2] ».
Ce serait cependant sans compter sur l’espièglerie de l’auteur, qui investit plus que largement « le grand principe ludique qui préside au genre[3] ». S.-A. Steeman accorde une grande importance au psychologique, il joue d’ailleurs à brouiller les repères du lecteur en confondant souvent la focalisation du narrateur avec celle de Noël. Or Noël est lui-même un personnage qui se dédouble, comme atteint de schizophrénie : « le Noël qui savait –entendit l’autre- le Noël qui s’obstinait à douter » (p. 15). Le « dédoublement » de Noël est renforcé par sa confrontation avec le miroir, (p. 25-26) : « tant qu’il n’aurait pas à confronter, dans d’anciens miroirs, le Noël d’hier et celui d’aujourd’hui », dans lequel il redoute de distinguer son « Mr. Hyde » (p. 28). D’une jalousie qui devient maladive, il est en proie à la paranoïa et est pris régulièrement d’hallucinations qui atteignent leur paroxysme page 178. Le meurtrier présumé qu’est Noël n’a rien de l’étoffe du meurtrier habile et sûr de lui : il est tout le contraire. Il est très souvent envahi par une peur panique, qui se manifeste par des sueurs, manifestation physique d’anxiété (p. 26, p. 178), par la culpabilité et le remords ; il reconsidère sans cesse son acte à la lumière du comportement de Belle (p. 77, p. 90) qui trahit tantôt, selon lui, sa culpabilité, culpabilité d’infidélité, tantôt son innocence la plus totale :
Que n’eût-il donné pour remonter le cours du temps, redevenir le Noël d’alors, libre encore de ses actes ? Un simple coup de frein ou de volant, et il évitait le pire. Depuis…depuis, un sort malin avait fait de lui, du meurtrier par amour qu’il était à l’origine, un criminel sans mobile et, partant, sans justification ; enfin dernier avatar, il se retrouvait aujourd’hui dans la peau d’un coupable qui voit un innocent [Klein, un ami du couple] sur le point de payer pour lui[4].
Décalage de ton, parodie et dérision singularisent le texte de Steeman et vont jusqu’à mettre en doute ce qui s’est réellement passé. L’auteur introduit de nombreux détails ambigus, destinés souvent à piéger le lecteur, mais non de manière systématique, ce qui contribue à le tromper d’autant plus. Il joue également à mettre en valeur des détails qui orientent le lecteur mais nullement Noël, par exemple aux pages 35 et 36, et parfois, encore, qui le déroutent. Le « W. » mentionné dans la lettre peut être Weyl, celui à qui pense directement Noël, mais aussi Wanda, la chatte adorée de Belle, seul(e) « W. » jusqu’alors connu(e) du lecteur, le narrateur ayant fortement insisté sur sa présence lors de la lecture de Noël. L’insistance du narrateur sur le port par Renée du parfum « Auburn » finit par convaincre le lecteur que la femme du jardin de Weyl puisse être Renée surtout lorsque, page 176, le commissaire Maria dit à Noël qu’il sait de source sûre que Renée « s’était absentée de chez elle, le soir du 4, de huit à onze heures ». L’usage des italiques pour les « phrases-clés », le vocabulaire usuel du roman policier est clairement parodique et contribue à tourner en dérision leur auteur — le commissaire généralement — mais également le genre même du texte. Cet usage parodique est frappant page 157, lorsque le commissaire remet en cause, invalide l’alibi fourni par Noël : « –Or, vous n’y étiez pas ! », ou encore page 195.
Steeman joue avec le lecteur, en se jouant de lui, s’inscrit dans la parodie et la dérision en jouant de la formule policière, sans vraiment la servir. Pied de nez au lecteur, le roman de Steeman insiste sur le contrat de lecture liant auteur et lecteur, et de pied de nez il se transforme en clin d’oeil. C’est pour cette raison qu’il met régulièrement en abyme l’écriture du roman policier (cf. p. 41, p. 183, etc.). La mise en abyme du titre Légitime défense, qui désigne en soi une circonstance atténuante, à deux moments cruciaux du texte, à son début et à sa fin, sert clairement cet objectif. D’autant que cette justification est apte à servir les « deux » meurtriers, d’abord Noël page 31 « Frapper un Weyl, ça n’était pas un meurtre. C’était… Voilà, c’était de la légitime défense ! », puis Belle page 197 : « Et Noël comprit. Ce n’était pas Belle qui se ferait à la prison, c’était la prison qui se ferait à Belle. Pour peu de temps, d’ailleurs ! Car, ou on lui accorderait le bénéfice de la légitime défense, ou un grand procès la mettrait tôt en vedette… ». Tout le personnel du roman a donc été, à un moment, frappé de suspicion par le lecteur, sauf celle qui se révèlera être à la fin de l’ouvrage la véritable meurtrière. Car si elle est suspectée d’avoir pu être chez Weyl ce soir-là, suspicion constamment remise en cause par le caractère duel de Renée qui, de surcroît, met le même parfum qu’elle, le lecteur ne la soupçonne guère d’avoir pu commettre le meurtre : « la coupable est bien coupable. Mais pas de la culpabilité que l’on attendait[5] ».
Le mystère n’est donc point absent, mais il a été déplacé, un moment, et à plusieurs niveaux.
Si cet article, ainsi que les autres publiés dans ce dossier tendent à montrer la particularité d’un tel ouvrage, son apport au genre policier, c’est justement parce que, plus largement, tout bon ouvrage policier semble devoir apporter au genre. « La recherche incessante de l’inattendu s’est déportée du texte au genre et a fait de la surenchère le principe de renouvellement de toute la tradition policière[6] », l’apport au genre devient ainsi un moyen de justifier, d’apporter la preuve de la qualité d’un récit policier. Le genre policier s’est « démultiplié en formules variées ». Il n’est donc pas unitaire ou homogène. La catégorisation des variétés du policier existante apparaît par conséquent non satisfaisante, ainsi que le prouvent ces articles.
[1] Stanislas-André STEEMAN, Légitime défense quai des orfèvres, roman, suivi d’une lecture de Jean-Marie KLINKENBERG, Labor, 2000, 240 p., p. 12.
[2] Jean-Marie KLINKENBERG, lecture in Stanislas-André STEEMAN, Légitime défense quai des orfèvres, op. cit., p. 221.
[3] Jacques DUBOIS, Le Roman policier ou la modernité, Nathan, 1992, 235 p., p. 55.
[4] Stanislas-André STEEMAN, Légitime défense quai des orfèvres, op. cit., p. 146-147.
[5] Jean-Marie KLINKENBERG, lecture in Stanislas-André STEEMAN, Légitime défense quai des orfèvres, op. cit., p. 229.
[6] Jacques DUBOIS, Le Roman policier ou la modernité, op. cit., p. 52
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