Le fin’amor d’entre deux rives
par Jessica Falot
L’amour de loin est un opéra en cinq actes de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho sur un livret original de l’auteur libanais Amin Maalouf. Mis en scène en août 2000 à Salzbourg, en Autriche et repris en novembre 2001 au théâtre du Châtelet à Paris, sa publication chez les Éditions Grasset a eu lieu la même année. Celui-ci nous emmène vers la Méditerranée du XIIème siècle, entre Orient et Occident, à travers une histoire mélangeant fantasme et réalité.
En Aquitaine, Jaufré Rudel, prince de Blaye, s’est lassé de la vie de plaisir des jeunes gens de son rang. Il aspire à un amour différent, plus pur, lointain, quitte à ce qu’il ne soit jamais satisfait. Ses compagnons, qui constituent le premier choeur de l’opéra, lui reprochent ce changement d’attitude et le moquent. Ils essaient de le convaincre que la femme qu’il chante n’existe pas. Mais un pèlerin, arrivé d’Outremer, affirme qu’une telle femme existe bel et bien, qu’il l’a même déjà rencontrée. Jaufré, qui refuse de connaître son nom ne pensera plus qu’à elle. (Acte I).
Reparti en Orient, le pèlerin croise le chemin de Clémence, la comtesse de Tripoli et lui raconte qu’un prince-troubadour la célèbre dans ses chansons en l’appelant son « amour de loin ». Dans un premier temps offusquée, elle se met à rêver de cet amoureux étrange et lointain tout en se demandant si elle mérite une telle dévotion. (Acte II).
De retour à Blaye, le pèlerin rencontre de nouveau le prince et lui avoue que la dame sait désormais qu’il la chante. Cette nouvelle décide le prince-troubadour à se rendre auprès d’elle. (Acte III).
Lors de son voyage en mer, Jaufré redoute de plus en plus cette rencontre et regrette d’être parti sur un coup de tête. Ses angoisses sont telles qu’il en tombe malade et qu’il arrive mourant à Tripoli. (Acte IV).
Prévenue de l’état du prince, Clémence, accompagnée du chœur des femmes tripolitaines attend son arrivée. La rencontre entre les deux amants a enfin lieu. L’approche de la mort leur fait alors briser leur amour platonique, ils s’avouent leur passion et se promettent de toujours s’aimer. Lorsque Jaufré meurt, Clémence se révolte contre le ciel, puis se sentant responsable de sa mort, elle décide d’entrer au couvent. Ses toutes dernières paroles sont dédiées à son seigneur, mais leur ambiguïté ne permet pas de savoir s’il s’agit de son Dieu ou de son « amour de loin ». (Acte V).
Cet admirable conte sur l’amour pur et passionné s’inscrit dans la longue tradition de l’amour courtois (également appelé la fin’amor), un concept qui remonte à la littérature du Moyen Âge et qui désigne l’amour profond, prude et totalement désintéressé que l’on retrouve entre un prétendant et sa dame. Parmi les exemples romanesques les plus connus, citons celui de Lancelot et Guenièvre dans l’oeuvre de Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de la charrette, ou encore celui de Tristan et Iseult.
Dans L’amour de loin, nous retrouvons de nombreuses thématiques de l’amour courtois : déclarations d’amour (occasionnellement en ancien français), désir grandissant de l’être aimé ou encore le motif de la rencontre qui ne fait qu’affleurer entre les deux amants (p. 80-81):
Seigneur, si je pouvais rester ainsi quelques moments, quelques moments de plus,
Si je pouvais revivre un peu, un peu seulement.
Mon amour qui était loin est maintenant près de moi, mon corps est dans ses bras et je respire le parfum le plus doux.
Si la mort pouvait attendre au dehors au lieu de me secouer ainsi, impatiente.
Mais la grande originalité de ce conte d’amour est qu’il explore un espace onirique ambigu : ce lieu critique entre absence et présence, entre Occident et Orient, où la relation amoureuse fantasmée se précise à mesure que l’être aimé se rapproche : « J’ai peur de ne pas la retrouver et j’ai peur de la retrouver […] J’ai peur de mourir […] et j’ai peur de vivre » (p. 64.)
Dans cet espace entre deux mondes, le personnage du pèlerin joue alors le rôle crucial du passeur. Il transmet aux amants les pensées fluctuantes que chacun nourrit pour l’autre par-delà les mers. Et pour transformer cette histoire inspirée par la vie du troubadour, Jaufré Rudel, en son premier opéra, Kaija Saariaho avait elle aussi besoin d’un passeur, d’une personne capable de convertir une légende en un texte lyrique. Elle l’a trouvé en Amin Maalouf, célèbre écrivain libanais francophone dont les œuvres tentent de jeter un pont entre les mondes occidentaux et orientaux desquels il se réclame simultanément. Car si les deux auteurs ne se connaissaient pas, la similitude de leur inspiration, elle, est perceptible. En effet, étant tous deux de grands « irrationnels », ils construisent leur œuvre à partir de l’impression progressive et parfois involontaire d’une réalité sensible. Par exemple, Amin Maalouf évoque les nombreuses soirées passées à l’opéra ainsi que la lecture abondante de livrets avant de s’atteler à l’écriture de L’amour de loin : « Je sentais que j’avais besoin de m’imprégner de cette écriture musicale, sans savoir de quelle manière cela m’a réellement influencé ».
Le thème de l’hybridité est, quant à lui, omniprésent dans l’œuvre de cette compositrice née il y a près de cinquante ans en Finlande et installée depuis 1982 en France qui se déclare elle-même avide d’échanges. Il s’inscrit aussi bien dans le genre (qui mêle le texte, la musique et la mise en scène), que dans les lieux évoqués (Orient et Occident), dans les inspirations littéraires (amour courtois, contes orientaux) et enfin dans la thématique qui se joue de la réalité et du fantasme.
Cette œuvre singulière se constitue donc par flux et reflux d’amour, de modes d’écriture, de vagues successives qui se recouvrent et portent à nouveau la barque créatrice vers d’autres courants : « Pour savoir qui l’on est, il faut aller sur l’autre rive », notait Peter Sellars, metteur en scène de L’amour de loin.
Cette écriture composite, toute en nuance et en partage se retrouve également dans la seconde collaboration entre Kaija Saariaho et Amin Maalouf, intitulée Adriana Mater (livret paru en mars 2006 aux Éditions Grasset), qui croise, toujours sous la forme d’un opéra, le thème de la maternité et celui de la violence humaine.
Quel dommage que dans cette analyse n’apparaisse pas le parallèle avec la vida de Jaufré Rudel e ses cançons… la fin amor