Les Cordes-de-Bois, le monde mis en œuvre
par Ali Chibani
Les Cordes-de-Bois, de Antonine Maillet, se présente comme la chronique historique de la Côte, un havre d’Acadie. Véritable « geste d’une tribu sans pareil », l’auteure y met tout son talent de « raconteu[se]-défricheteu[se] » pour mettre en scène la lutte des clans qui donne un goût bizarre à la vie de Ma-Tante-la-Veuve et des siens, des MacFarlane et des Mercenaire. Au fil de la lecture, on comprend que l’important est moins l’Histoire du « pays » des Côtes que l’histoire de la narration de l’Histoire de ce « pays ». Le récit finit par constituer à lui seul un autre « pays » où tout est possible.
Les différents chroniqueurs oraux, interrogés par la narratrice, reconnaissent leur impuissance à remonter jusqu’au véritable fondateur des « Côtes » : « … une race comme celle-là, ça n’a pas de bout. Ça n’a ni commencement ni fin, disait le curé » (p. 14-15). Dans sa quête d’une « sorte de mémoire-hommage à l’ancêtre » (p. 49-50), la narratrice est forcée de constater l’impossibilité de défricher l’Histoire du pays pour lui donner une forme linéaire allant du monde ancien au monde nouveau. La confusion est générale tant les « chroniqueurs oraux qu’au pays on appelle des conteux ou des défricheteux-de-parenté » (p. 38) ne sont pas d’accord sur l’évolution de leur Histoire. La lutte des clans finit par s’immiscer, sournoisement, dans les récits fondateurs, pour finir par les brouiller. Cela aboutit à une sérieuse remise en question du temps consacrée par les nombreuses anachronies et achronies qui démonte l’horizon d’attente des personnages : « L’hiver était venu au printemps, cette année-là. Tout était chambardé. Jusqu’aux vaches qui vêlaient à contretemps » (p. 128). En émerge une forme d’incertitude quant à la véracité des différentes épopées qui nous sont offertes. Le sentiment d’être mené en bateau s’accentue quand on sait qu’il ne suit pas le processus scientifique adopté par tous les historiens qui, comme le curé, prennent « … le temps d’expliquer de nouveau, de fournir plus de matériel circonstanciel, faits, lieux, dates, témoignages et morales à tirer » (p. 150). Reste le recours à « la version officielle » (p. 200). Néanmoins, la narratrice la rejette car suspectée d’être manipulée. Tout cela la contraint à conjecturer pour rejoindre le rôle d’auteure. L’Histoire passe définitivement de la réalité – incertaine – à la fiction afin de découvrir à des clans bâtards un père improbable.
Le récit finit par porter les stigmates de l’impossibilité de raconter. Dans l’acte de dire le dit lui-même, tout finit par se brouiller. Les histoires s’interfèrent, se joignent pour se disjoindre : « J’aborde ici un terrain où les chroniqueurs ne s’accordent plus. La forge ne veut pas démordre. Et je suis réduite aux conjectures. A une tapisserie plutôt, une tapisserie de haute lice tissée avec les fils de cinquante-six conteux, radoteux et défricheteux d’histoires. Si tout cela finit par ressembler à un pays, vous rendrez hommage à la nature qui a des lois que la loi ne connaît pas » (p. 175). L’œuvre, elle-même, échappe à son auteure qui ne veut pas engager sa propre voix pour promettre l’aboutissement de son récit qui, toutefois, prend forme au fur et à mesure qu’elle la met en mots. Les Cordes-de-Bois sont la génération d’une lutte clanique d’un siècle, mais aussi de deux langues se superposant, s’annihilant, tout en se complétant. L’une est nécessaire à l’autre. La langue d’apparence chaotique est celle qui met de l’ordre à la narration ; alors que la langue, ordonnée et soumise aux lois de la syntaxe comme le clan de Ma-Tante-la-Veuve obéit aux lois chrétiennes, déstabilise l’édifice par la remise en question perpétuelle de ses fondations. Le bien et le mal sont là où on ne les attend pas.
C’était sous-estimer Pierre à tom, sous-estimer la langue des côtes qui gaspille et tortille les mots comme la mer le goémon. Le même peuple qui a cent mots pour dire qu’il est content, n’en a qu’un pour englober tous les troubles qui se sont déroulés entre la pointe à Jacquot et le quai MacFarlane autour des meilleures années de la crise : des chavaris. C’est peut-être parce que ce mot-là donne aux troubles sortis du quai un goût de fête comme seuls en ont les troubles du pays. (p. 155)
Bien sûr, ce n’est là qu’une supposition voulant dépasser l’aperception du monde comme porteur de deux valeurs antithétiques. Si la littérature peut, un moment, rétablir les liens pour reformer un monde total, c’est au prix d’un grand risque.
L’auteure-narratrice est « Un vrai chemineau, un bon, pas l’un de ces clochards-brigands, mais un professionnel de la route qui connaît toutes les jonctions du chemin de fer qui lie Halifax à Vancouver et qui est à l’origine de la Confédération ; qui sait par exemple que le train change de voie juste avant La Tuque et qu’après t’es bon pour deux cents milles ; et qui peut happer un train en marche et déjà en deuxième vitesse… » (p. 102). En réalité, il n’est pas surprenant qu’elle sache « toutes les jonctions » puisqu’elle les constitue avec son propre corps. Le corps créateur se place dans l’isthme entre deux rives du monde. Il se doit de dégager toute son énergie, quitte à mettre en péril sa propre vie ou sa propre langue, pour attirer deux mondes-falaises qui se toisent depuis la nuit des temps attendant le moment propice pour s’entretuer. Le risque est que l’œuvre, voire l’auteure-narratrice, soit écrasée par ce qu’elle veut rapprocher. Le plan de guerre de la narratrice s’exprime à travers la métaphore du tissage évoquée plus haut. Sont tissés les mythes, les religions et les épopées fondatrices. Les personnages du récit se transforment en archétypes des personnages historiques les plus importants de l’Histoire universelle. Ils sont des Moïse, Jésus, Napoléon… à l’image du Simounac qui « … associait ses malheurs à toutes les passions du Christ, le poète, sans se douter qu’on prenait sa résurrection du matin ou sa mise au tombeau du soir pour les pires jurons » (p. 139). Ainsi, le projet de l’auteure finit par se réaliser. Le « pays » prend forme. La narratrice, comme la Bessoune des Mercenaire, un clan de femmes libres, pousse « … la caricature [de ses personnages] jusqu’au grotesque » (p. 41). C’est l’Histoire universelle qui est caricaturée. Derrière le grotesque, le baroque et la satire de notre évolution qui prête à rire par ses allures de carnaval et de fête, il se cache une tragédie destructrice motivée par le vice de l’hypocrisie.
Antonine Maillet nous met donc face à nous-mêmes. Dans un récit poétique, le monde est livré dans toute sa cruauté : « Cé en se miran dans le lac a melace/ Que ma tante la veuve/ Sa parçu pour la pormiére fois la face/ Sa été sa pus grousse épreuve. » (p. 41) Ma-Tante-la-Veuve qui n’est pas sans évoquer ces vieilles femmes fondatrices du monde dans la mythologie africaine, comme Settoute en Afrique du Nord. Les Cordes-de-Bois est une invite au lecteur, sans cesse interpellé, pour « … ensemble (…) envisager l’avenir. Éviter avant tout que ça [l’Histoire] se répète. Attaquer les causes. Et la première cause, tout le monde pouvait la nommer les yeux fermés. » (p. 222) N’est-ce pas l’Homme ? Certes, l’auteur refuse que son œuvre soit une promesse. Elle la veut son espoir et que son projet littéraire soit un projet historique. Il ne s’agit pas de rompre entre « l’ancien monde » et « le nouveau monde » mais d’agir de manière à ce que l’évolution, voire la mutation, se fasse pour le Bien commun. L’œuvre-pays sera conçue comme une œuvre-monde. « Pis ça sera là le centre du monde… » (p. 248)
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