Pourquoi faire lire Les Chercheurs d’Os de Tahar Djaout dans le secondaire ?
par Virginie Brinker
« Un squelette attend quelque part que les honneurs lui soient rendus ». Ce squelette est celui du grand frère du narrateur, un jeune kabyle, mort pendant la guerre d’Indépendance de l’Algérie. L’arrière-plan du roman est en effet très historique, comme le montre la composition de celui-ci. Le première et la troisième parties se situent après la guerre et le départ des « étrangers », les colons français, tandis qu’une large analepse, couvrant toute la deuxième partie, évoque la période qui précède l’occupation du pays, jusqu’à l’arrivée des premiers camions et l’implantation de l’école française.
L’évocation en classe de ces événements historiques est d’autant plus fondamentale que la guerre d’Algérie est l’un des épisodes de l’Histoire les moins enseignés dans le secondaire, alors que nous savons pourtant qu’ouvrir le débat au sein des établissements scolaires permettrait d’enrayer toute démarche caricaturale et simpliste, et de freiner tout repli communautaire. Et justement, la vision donnée par Djaout de ces événements est tout à fait originale. D’abord parce que la guerre d’Algérie, à proprement parler, est absente du livre. Ne sont évoqués que son « avant » et son « après ». Pourtant, malgré l’ellipse, elle est omniprésente, représentée de façon métonymique par le cadavre du grand frère. Ensuite parce que le narrateur est un enfant de quatorze ans qui se tient à l’écart de tout discours politique : « la guerre contre l’occupant constitue la source de toutes les discussions actuelles dans le pays et je ne vois pas comment je pourrais intervenir sur un sujet aussi grave et tellement ardu. ». Enfin, la colonisation en elle-même est marquée par l’ambivalence. Certes, Djaout n’en montre pas les aspects positifs : « le monde va changer pour vous, oh non, il ne deviendra pas meilleur ; vous allez découvrir tellement de choses aux ressemblances illusoires que vous n’arriverez plus jamais à prendre le monde par son bout le plus innocent », fait-il dire à Saïd, ouvrier maghrébin, venu au village pour construire la nouvelle école ; mais l’auteur laisse parler l’enfant qui se laisse parfois émerveiller par les paillettes du monde moderne. Ainsi, le chapitre concernant la découverte par le village du cinéma est à cet égard tout à fait représentatif (II,4).
Mais l’essentiel du discours, constitué par l’après-colonisation, est marqué par le bouleversement des valeurs. Le monde inauguré par la colonisation est un monde fondé sur l’opulence et partant l’égoïsme, et qui ne prendra pas fin avec elle, la guerre de Libération et l’Indépendance, ne parvenant pas à freiner ce bouleversement : « Maintenant au contraire, c’est l’arrogance, la provocation. C ’est à qui entassera le plus de déchets devant sa porte, c’est à qui pendra à ses fenêtres le plus de choses coûteuses et tentantes. ». Le monde issu de la fin de la colonisation apparaît aussi comme un monde de faux-semblants, religieux notamment. On sent en effet comme un « vent de dévotion (…). Ceux qui aspirent à une escalade sociale et hiérarchique ont un petit chapelet à conviction et passent leurs journées à l’égrener. ». Ce dont parle Djaout, c’est donc de l’absurdité de toute entreprise humaine. Si l’Indépendance était vitale et a permis aux hommes de restaurer leur dignité et d’accéder à nouveau à leurs richesses, la mutation de civilisation engendrée par la colonisation ne peut être freinée. Et l’absurdité se ressent au niveau de l’intrigue même puisqu’il s’agit pour le narrateur d’aller rechercher les os de son frère mort au combat, alors même que l’on sait dès le début de l’œuvre que cette entreprise eût été contraire aux vœux du défunt : « Le mieux que je puisse espérer pour mon frère est que ses os demeurent introuvables (…) Mon frère ne peut qu’être à l’aise là où il repose. De toute manière il est impossible qu’il s’y sente plus mal que chez nous ». Cette même vanité de l’entreprise est soulignée une fois la quête achevée et les os retrouvés : « Et voici que nous le ramenons captif, les os solidement liés, dans ce village qu’il n’avait sans doute jamais aimé ». Et pourquoi ? Quelles étaient donc les motivations du voyage ? Encore une fois, la justification des apparences et la gloire de compter un héros dans sa famille : « Chaque personne a besoin de sa petite poignée d’os bien à elle pour justifier l’arrogance et les airs importants qui vont caractériser son comportement à venir sur la place du village ».
C’est à ce moment là que le roman peut prendre, aux yeux des élèves, une autre tournure. Au-delà du discours politique sur les événements historiques, Tahar Djaout produit un discours de l’universel. Le jeune narrateur de quatorze ans n’a pas de nom, sans doute pour faciliter une identification possible avec le lecteur. En effet, ce que le narrateur symbolise, c’est l’Adolescent, et c’est en cela que les élèves peuvent tous se sentir touchés par ce livre. En effet, le narrateur, jeune berger dans un petit village kabyle étriqué, a soif d’épanouissement. Le voyage est d’abord pour lui un moyen de prendre la mesure de sa propre existence : « Comme le voyage nous apprend des choses incroyables ! », « une vie où les poux, la honte, les accrocs, la bouse et les tâches terriennes de collecte et de désherbage n’ont aucune place ». On retrouvera également, dans la confrontation à l’Autre instaurée par le voyage, les préoccupations de tout adolescent : « Moi, j’aurais tout donné pour que mes vêtements me quittent, que je cesse ainsi de trimbaler ma provenance, ma condition et ma gêne qui me trahissent comme un immense livre ouvert où furètent les yeux des passants. Etre comme tout le monde, sans ce doigt sarcastique qui vous désigne à tous les supplices. ». Ce roman est donc un roman d’apprentissage. Ce que le narrateur découvre, petit à petit, lui qui est conscient et lucide par rapport à l’absurdité du voyage même et de son entreprise, c’est la nécessaire rébellion, fusse-t-elle intérieure, vis-à-vis des membres du village, et de la famille par la suite : « L’acharnement de la famille est plus malfaisant que toutes les légions de l’enfer ! La famille vous harcèle de votre vivant, multiplie les entraves et les baillons, et, une fois qu’elle vous a poussé vers la tombe, elle s’arroge des droits draconiens sur votre squelette. ». Ce constat amer est pourtant celui qui fera de l’enfant un adulte. La leçon finale du voyage n’est pas désabusée. Si l’âne apparaît comme le seul survivant du voyage, la mort métaphorique du narrateur est probablement celle de l’enfant en lui, s’apprêtant à devenir adulte, à rompre avec la mentalité étriquée du village et la nouvelle civilisation dans laquelle s’est jeté, corps et âme, son pays.
C’est parce que Djaout sait, à partir d’une situation géographique et historique particulière, atteindre l’universel, que tous les adolescents de France peuvent se reconnaître dans son œuvre. C’est d’ailleurs à mon sens ce qui fait la force de l’enseignement de la littérature francophone : pouvoir par une apparente dé-contextualisation (éloignement géographique et culturel), aborder avec des adolescents des sujets parfois plus enfouis et tacites, qui touchent l’humanité dans son ensemble. Et c’est peut-être, justement, parce que l’œuvre de Djaout est très ouverte et peu didactique que l’adolescent peut se sentir touché mais aussi ébranlé par cette œuvre en demi-teinte, marquée du sceau de la mort et de la désespérance, mais à travers laquelle on peut lire et penser que le salut naîtra de la capacité de la jeunesse, justement, à s’extirper de la condition qui a été décidée pour elle.
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Pingback: Karima Lazali, Le trauma colonial | La Plume Francophone - 18 mars 2019