Un chant posthume
par Lama Serhan
Quand nous découvrons cette œuvre en 1999, Tahar Djaout est mort depuis 6 ans…le titre de cette œuvre, en réalité titre d’un de ses chapitres, ce fut l’éditeur lui-même qui le lui donna, Djaout n’en ayant pas eu le temps puisqu’il est mort de ses blessures le 2 juin 1993.
Sorte de chant posthume, ce livre se lit comme un appel au monde non seulement algérien mais malheureusement arabe. Les islamistes sont depuis le 11 septembre 2001 au devant de la scène internationale. La guerre contre « l’axe du mal » mise en place par Georges W. Bush a gagné l’ensemble des pays occidentaux avec malheureusement les faussetés qui en découlent. Afghanistan, Irak, Syrie, Palestine, Liban, Pakistan, la liste est longue ; les pays qui tombent sous la mainmise islamiste s’égrènent dans les informations et augmentent dans le diaporama mondial. Néanmoins les voix que nous entendons venir de ces pays semblent toutes adhérer au fanatisme comme si la rébellion n’y existait pas. Nous ne soulèverons pas ici l’idée de l’intégrité du journalisme occidental même si nous savons que là-bas « des gens font l’amour. Obstinément. »[1]
Le roman de Djaout dénonce l’aboutissement d’un travail en amont des Frères Musulmans en Algérie à travers l’histoire d’un homme simple, Boualem Yekker, libraire, père de 2 enfants. Boualem est alors spectateur lucide (d’où son nom, Yekker, en kabyle, qui signifie « celui qui s’éveille » ou « celui qui se lève » exprimant ainsi le projet premier de l’œuvre) de cette déviance qui transforme rapidement les gens qui l’entourent : « les enfants sont devenus les exécutants aveugles et convaincus d’une vérité qu’on leur présente comme supérieure [2]» …jusqu’à sa famille qui l’abandonne parce qu’il est celui qui n’accepte pas de se plier au vent de la folie intégriste. Son refus réside dans le fait qu’il ne veut pas fermer sa librairie ; cette attitude de rébellion ne surgit pas d’un positionnement de révolte mais plutôt d’une incompréhension et du questionnement de et sur ce qui arrive à son pays. C’est également ici que se trouve la modernité de ce roman, dans le fait de la voix d’un homme du pays qui est pris dans la dérive islamiste des siens. Mais c’est aussi dans la mise en perspective du temps qui, comme un personnage, circule dans le roman.
L’écriture de Djaout alterne entre un lyrisme puissant et une réalité dure et impitoyable. Fiction et réalité s’enchaînent, tous les actes commis par la population contre Boualem sont vrais : « la première pierre a l’atteindre a été lancée par une fille. Douze ans pas plus » (p. 43), « il y a exactement cinq jours, il a trouvé le pare-brise de sa voiture en miettes et un pneu lacéré au couteau » (p. 44) et une lettre de menaces lui est envoyée.
Revenons à l’incipit qui place le roman dans une ligne pouvant dans un premier temps appartenir à la science fiction dans le désir de former une pensée unique. Prédication, I, métaphore génératrice du Dernier été de la raison, ouvre le livre en lettres italiques. Elle interpelle le lecteur sur la force de « l’Œil Omniscient », c’est un appel au peuple qui glorifie l’arrivée de la foi dans le pays, avec un véritable prêt à penser et prêt à agir : « Il faut forger les hommes à l’usage de la parole. Et, pour cela, les prendre dès l’enfance. Gommer dans leur cœur le doute et dans la tête les questions. Le Grand Œuvre est à ce prix. (…) Gloire à Celui qui nous guide dans le désert sans repères du monde, nous affermit à l’heure du doute, nous éclaire face aux ténèbres de l’adversité.» (p. 12)
Le personnage du libraire ami d’un musicien, Ali Elbouliga, n’est pas sans sens. En effet, il est le contrepoint de l’obscurantisme et du fanatisme. La culture, l’art et même la science sont des éléments essentiels à la société pour que l’homme s’interroge et se trouve dans la possibilité de créer, action ne pouvant appartenir qu’à Dieu selon les croyants. « Tant que la musique pourra transporter les esprits, que la peinture fera éclore dans les poitrines un paradis de couleurs, que la poésie martèlera les cœurs de révolte et d’espérance, rien pour eux n’aura été gagné. » (p. 16) Néanmoins, ce livre est une tragédie puisque « les Frères Vigilants » (terme que Djaout attribue « aux pontifes enrubannés ») réussissent à imposer leur conception du monde et de la science :
1. la science n’a le droit de s’intéresser qu’aux questions non tranchées dans le Livre.2. Tout résultat, toute découverte scientifiques doivent être confrontés avec le Texte afin de leur y trouver une justification.3. Notre religion est la source de tout savoir : toute loi scientifique, morale ou législative édictée au temps d’avant cette religion, ou l’humanité baignait dans les ténèbres, le mensonge et la barbarie, est nulle et non avenue. (p. 84)
Boualem lui-même jusqu’ici épargné, trouve son œuvre et son travail mis à néant. La nouvelle tombe comme un couperet dans le roman puisque la phrase est détachée et placée entre deux périodes, formant à elle seule un paragraphe : « La librairie a été fermée. » (p.103)
C’est dans la notion du temps que le lyrisme de Djaout se déploie. Il y a un avant et un après « ce qui était la République, et qui se dénomme aujourd’hui la Communauté dans la foi. » (p. 33) Cela se sent dans le paysage de l’Algérie et dans les corps :
Le soleil, en déclinant, étire l’ombre des arbres. Le vent, pareil à un chat sagace, joue avec des papiers et des feuilles mortes qu’il fait tournoyer sur place. Des ombres passent : les gens ont acquis une manière de se faufiler au lieu de marcher. Boualem Yekker a, depuis maintenant plus d’une année, le sentiment de vivre dans un espace et un temps anonyme, irréel et provisoire, ou ni les heures, ni les saisons, ni les lieux ne possèdent la moindre caractéristique propre ou la moindre importance. C’est comme si on vivait une vie en blanc en attendant que les choses reprennent leurs poids, leurs couleurs et leur saveur. C’est comme si le monde avait renoncé à son apparence, à ses attributs, à ses différentes fonctions, déguisé le temps d’un carnaval. (p. 19)
Dans un chapitre « Un rêve en forme de folie », Djaout met en place ce balancement fatidique que subit l’Algérie entre la terreur islamiste et le rêve de Boualem d’une société où la liberté s’exprime par la liberté d’un homme et d’une femme d’aller ensemble : « Il y aurait d’abord beaucoup de verdures qui fournirait l’ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des feuilles et les gîtes d’amour. (…) Mais aucun strapontin n’était prévu pour les régulateurs de la foi, les surveillants de consciences, les gardiens de la morale, les fondées du pouvoir du ciel. Boualem Yekker aspirait à une humanité libérée de la hantise de la mort et du châtiment éternel. (…) La catastrophe s’est abattue, comme un séisme qui bouleverse la face du monde, dévoilant des gouffres hideux, des paysages dévastés, des espaces inhospitaliers, des faces affligées de verrues, des corps cataleptiques. » (p. 68) Le monde qui entoure Boualem dégage une ambiance apocalyptique qui s’annonce comme pérenne : « On n’a pas encore chassé de ce pays la douce tristesse léguée par chaque jour qui nous abandonne. Mais le cours du temps s’est comme affolé, et il est difficile de jurer du visage du lendemain./ Le printemps reviendra-t-il ? » (p. 124)
A travers le personnage de Boualem Yekker, Djaout révèle son inquiétude quant à l’avenir de son pays. Boualem est-il alors le double de l’auteur dans la lutte incessante contre cette peur ? Si nous nous plongeons dans la biographie de ce dernier, nous voyons bien qu’il n’a jamais cessé à travers ses romans, ses poèmes, ses articles de dénoncer la gangrène islamiste. Malheureusement le chant posthume de Djaout, demeuré ouvert, prélude sa fin, sa mort.
A deux cent pas de ma demeure, ce qui fut chez moi! Je déménage bientôt! Je suis en émoi! Ô ombre de mon passé! Que veux-tu de moi? J’ai mis le feu à mon grenier! Attention que le feu t’aveugle! Tu harcèle mes nuits, persécute mes rêves, un instant de répit sera le bienvenu, je porte ta hantise, dans mes visions nocturnes, mes gestes quotidiens, pour l’évocation de ton nom de vierge, j’ai fait un chapelet d’invocations larmoyantes, mes mains tremblent en écrivant les premiers vers d’une page de mon histoire aux multiples revers, un rêve fou qui refuse de voir le jour!