Tahar Djaout, Manières de tuer le temps
par Ali Chibani
« J’ATTENDS JUSTE LE MOMENT PROPICE POUR FLINGUER LE DESTIN. »
Tahar Djaout, L’Exproprié.
«Le silence c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs». Tahar Djaout est de ces écrivains qui savent que la littérature ne peut pas changer le monde, mais qui n’ignorent pas la force de la parole. « La parole est comme une balle. Une fois sortie, elle ne revient plus », dit le proverbe de Kabylie où Djaout a vu le jour, le 11 janvier 1954, et plus précisément au village Oulkhou de la ville maritime Azzefoun. Mais il a vécu dès son enfance à la Casbah d’Alger. Licencié en mathématiques à la faculté de la capitale algérienne, il obtient par la suite un DEA en Sciences de l’information et de la communication préparé à l’université Paris II.
Tahar Djaout a été l’un des plus grands journalistes algériens. Il écrit pour El-Moudjahid avant d’intégrer la rubrique culturelle de l’hebdomadaire Algérie-Actualité. Entre ces deux titres, il avait travaillé pour Actualité de l’émigration où il signait ses articles sous le pseudonyme de Tayeb S. Pour ce qui est de ses critiques littéraires ou, plus généralement, artistiques, Djaout avouait qu’elles étaient le druit d’une lecture personnelle.
Son parcours d’écrivain, Djaout l’a commencé par la publication de poésies, d’un recueil de nouvelles et, enfin, ce qui est communément appelé des romans[1] et qu’il convient de considérer comme des fables. Farouchement opposé à l’Etat algérien et aux intégristes islamistes, farouche défenseur de l’identité amazighe, Tahar Djaout est visé dans un attentat le 28 mai 1993. Touché de trois balles à la tête, il perd la vie le 03 juin 1993.
L’Iconoclaste
Les poésies de Tahar Djaout sont le lieu où toute forme d’autorité (divine, religieuse, politique ou sociale) est rejetée. Le jeune poète se choisit comme figure tutélaire Nabile Farès et Mohamed Kheïr-Eddine, notamment en ce qui a trait à la quête des origines et de l’Histoire nord-africaine. L’Exproprié est son premier roman. Il est question d’un train-tribunal qui transporte des inculpés devant descendre à la gare que leur assigne le verdict des « Représentants » de l’Algérie. Le narrateur fouille dans sa mémoire. Il comprend rapidement qu’il est dépossédé de son espace natal, de son histoire et de sa mémoire. Il déclare : « On m’a truqué les yeux et la mémoire. » (p. 21) La remontée du cours du temps, qui devrait se faire parallèlement à l’avancée dans l’espace-livre, aboutit à un échec. En effet, le personnage-narrateur ne retrouve pas le père fondateur : « Le vrai problème, c’était avec le père. Aucune passerelle entre nous deux. Mon père est une impasse irrémédiable ; il ne conduit nulle part : ni vers lui-même, ni vers les autres (…). Sa vue pour moi était liée à un spectacle de ruine. » (p. 101) « Spectacle de ruine », le texte l’est aussi. Déstructuré, il se caractérise par ses nombreuses analepses et prolepses qui éprouvent la mémoire du lecteur. D’entrée de jeu, il déclare : « Ma tête est plus attrayante (plus facile à manier aussi) dans sa nouvelle gracilité, sa nouvelle forme segmentaire. L’impression d’enchâsser quelques sensations et quelques souvenirs dans un coffret gigogne étirable à l’infini. » Dans cet ouvrage, Djaout se présente déjà comme un iconoclaste en se rapprochant de la Kahéna et d’Agadir de Mohamed Kheïr-Eddine :
Ici,
à l’ombre de la
Kahéna, seule iconoclaste de notre histoire
je dis mon anti-manifeste
et rends hommage à M.K.E, qui, le premier,
décida de jeter son sang aux latrines
et de faire peau neuve.
Si l’Histoire est introuvable, le narrateur l’invente. En effet, il se sert d’Al-Moqrani, le dirigeant de la grande révolte de 1871 en Kabylie contre le colonisateur français. Dans le roman, ce personnage historique devient une légende allégorique à double titre. Il est d’abord celui dont le nom propre est transformé de nom kabyle en nom arabe et, par la suite, le rebelle qui est sorti des mémoires : « Ne reste de (et sur) Ali Amoqrane (=? Mohand Ath Moqran è El-Moqrani) qu’un poème équivoque… » (p. 15) C’est ce qui lui permet la création d’une nouvelle histoire, en l’occurrence celle qui fait du martyre un bandit de grand chemin.
« Le temps c’est Dieu »
La quête de l’Histoire est le sujet de L’Invention du désert. Dans ce récit, d’une rare beauté, deux déserts se font écho : le désert froid qu’est la ville parisienne et le désert algérien puis d’Arabie. Dans cette œuvre, Djaout vise le meurtre du Temps, et par là le meurtre de Dieu. La parole se place ainsi en opposant fertile à la Parole du Texte coranique contre toute autre forme de création : « Ne blâmez pas le temps, car le temps c’est Dieu. », dit le hadith (la parole du prophète Mohamed). Or l’objectif du poète est d’évincer le temps, donc Dieu, qui est l’Image, l’Etre révélé dans le désert et le Signe qui se veut unique. Pourquoi ne pas l’y tuer ? Mais dans ce cas précis, ce qui tue Dieu, c’est un autre temps, celui de l’Impérialisme capitaliste, qui s’impose en nouveau dieu mondial. Il a fait du désert l’être vide, comblé par des signes étrangers. Le signe de la Foi est vidé de sa substance à l’image des paradigmes souvent sans verbes, sans colonnes vertébrales, qui parsèment le parcours de lecture. Le verbe, comme le Verbe, s’est fourvoyé : « Sanyo. Mercedes. Parasols multicolores des pèlerins. Sermon abrupt de Arafat. Miracle contre microprocesseurs : combat perdu d’avance par Dieu qui doit errer [à l’image du narrateur] quelque part, dans l’informulé du désert. » (pp. 61-62)
L’Invention, comme l’ensemble des écrits de Djaout, se distingue par le procédé du télescopage qui permet de créer un semblant d’unité dans une œuvre morcelée, fruit du délire de l’auteur-narrateur. L’Invention est le récit des espaces. L’espace-texte correspond à des espaces extérieurs. Il y a dans ce roman quatre parties. Chacune d’elles se déroule dans un espace précis, et toutes racontent une histoire unique : la violence de l’Histoire. La première partie se déroule à Paris, la seconde dans le désert maghrébin, la troisième en Arabie et la dernière en Kabylie ; bien que ces quatre espaces se télescopent dans la totalité du texte. Le lien métonymique c’est l’Histoire et l’échec de sa quête, le désert aride. La dernière partie cherche un moyen de dire ce désert sans dévaloriser la vie. D’où l’humour déployé : « Ce n’est que lorsque la nuit devenait entière, que lorsque le mouvement risquait de provoquer une catastrophe d’ustensiles que ma mère tendait le bras vers le quinquet. » (p. 155)
C’est un éditeur parisien qui commande de ce dernier une histoire de la dynastie des Al-Moravides. L’auteur-narrateur va finalement écrire sur Ibn Toumert, le fondateur à titre posthume de la dynastie des Al-Mohades et l’un des rares à avoir pu unifier l’ensemble du Maghreb. Ce sera, comme dans L’Exproprié, une course derrière l’impossible. Le vide qui s’en produira, l’auteur-personnage-narrateur tâchera de le combler grâce à son histoire personnelle. C’est le sens à donner au récit autobiographique qui occupe une partie importante du récit. Tahar Djaout déclare : « …je donne une vision de l’histoire qui privilégie l’histoire individuelle au détriment de l’histoire collective, cette dernière étant souvent oppressive et falsifiée[2].» Nous relèverons d’ailleurs la lutte ouverte entre deux temps imposant leurs sceaux au style de l’auteur : l’écriture-atelier, reflet d’un temps individuel et dont la chambre en forme de parallélépipède et les feuilles amalgamées sont la métaphore principale, et l’écriture-chantier, incarnée par des dunes qui s’enjambent et s’avalent. Les deux écritures mènent vers le non-temps ; on est sur le seuil de l’être et du non-être : « Quand la voiture est lancée à 130km/h sans pour autant parvenir à vaincre la distension des dunes, on sent se réduire la distance entre vivre et mourir, entre la plénitude et le vide… » (p. 28)
L’ascète
Pour Djaout, il n’y a pas de rupture entre ses œuvres. Il est vrai que les mêmes procédés sont reproduits, et développés, dans tous ses écrits. De manière complètement arbitraire, nous réfèrerons au travaille sur le signe et sur le personnage. Le signe se divise en signifiant et en signifié. Or Djaout, en quête de pureté et d’ascèse[3], ce qui explique la présence d’un espace décharné et abrupte (désert, pierres…), construit des œuvres autour d’un signifié mais avec des signifiants diversifiés. La mobilité du texte et le sens ne sont que des mirages comme l’eau dans le désert.
Le héros, lui, n’est ni parfaitement bon, ni parfaitement mauvais. Disons qu’il est humain. C’est le cas des deux personnages centraux dans Les Vigiles. Cette fable politique relate les mésaventures d’un jeune inventeur qui vient d’améliorer un métier à tisser ancestral pour l’adapter aux exigences des temps présents. Il est d’abord suspecté d’être un terroriste, avant de subir la rétension de son passeport pour l’empêcher de se rendre à la foire des inventeurs à Heidelberg (ce dernier fait est également autobiographique). Néanmoins, Mahfoud Lemdjad réussit à présenter son invention et gagne le prix des inventeurs. A son retour en Algérie, les autorités locales, qui étaient à l’origine de toutes les embûches qu’il a rencontrées, lui offrent un terrain qu’il accepte. Ce cadeau est signalé dans un court chapitre d’un paragraphe. Parallèlement au parcours de l’inventeur, Menouar Ziada, un combattant ayant rejoint l’armée de libération par lâcheté et parce qu’il n’a rien à perdre, est le premier à remarquer la présence suspecte de Mahfoud Lemdjad. Il trouve là l’occasion de se rattraper de son passé peu glorieux et le dénonce à son ami Messaoud Mezayer. Après la victoire de Mahfoud Lemdjad, « ceux qui font l’histoire de Sidi-Mebouk », ville-microcosme où se passe l’histoire, le contraignent à se suicider sous peine de dévoiler son passé au grand public. Nous comprenons ici que l’œuvre est construite en forme de delta. Partant de deux points séparés, le sens culmine dans la mort symbolique de l’inventeur et dans le suicide de Menouar Ziada. Accepter un terrain offert par des dirigeants corrompus prouve que la lucidité des démocrates et des intellectuels n’est pas un paravent à leur corruption. Accepter de se suicider pour protéger sa dignité et par amour de sa patrie prouve que la lâcheté de Menouar Ziada ne signifie nullement sa malhonnêteté. Enfin, remarquons que la poésie s’impose comme hiatus, offrant une courte halte, après l’essoufflement de la prose engagée dans une description fidèle de la réalité et du quotidien des Algériens. Ne confondons pas ces passages avec le second chapitre des Chercheurs d’os. Bien que dans cette dernière fable, le hiatus revienne sur la première enfance du narrateur et sur la vie du frère mort pendant la guerre, il n’est nulle question de repos. Il s’agit, au contraire, d’une ré-écriture de l’entièreté de l’œuvre mais en portant son regard sur la période coloniale, afin de démontrer l’inscription de l’Histoire algérienne dans un temps cyclique ayant pour point de départ et pour point d’arrivée la violence.
Littérature et engagement
L’engagement de Djaout dans l’Histoire socio-politique algérienne à travers ses œuvres est rapidement suivi d’un désengagement en limitant son objectif à vouloir susciter l’interrogation, qui est au centre de ses préoccupations dans Le Dernier été de la raison. Aux certitudes fichées des islamistes, il oppose la question. D’après Roland Barthes, cité par Benoît Denis, « …la littérature parle obliquement, dit les choses à demi-mots, maintenant une ambiguïté ou un flottement du sens qui en fait une machine à interroger indéfiniment le monde et les signes, ce questionnement incessant constituant la seule prise que l’écrivain possède sur le donné.[4] » Le travail stylistique et esthétique participe également à l’atténuation de cet engagement que l’écrivain exprime pleinement dans ses chroniques. Il faut dire que Djaout partage la conception qu’a le chanteur-poète kabyle Lounis Aït Menguellet de l’engagement : « C’est d’être efficace à son poste. [5] » Cela implique que chaque citoyen est engagé dans l’amélioration de son quotidien. C’est ce qui ressort de cette déclaration de l’écrivain :
Je pense que les livres de Boudjedra et de Mimouni [Fis de la haine et De la barbarie en générale et de l’intégrisme en particulier] sont tout à fait les bienvenues (sic), quelle qu’en soit la teneur. Ce sont deux actes militants courageux. (…) Ce qui me paraît par contre, un peu injuste, c’est de faire de ces écrivains, parce qu’ils sont très médiatisés, les initiateurs de ce genres (sic) de combat, alors que des citoyens (journalistes, universitaires, artistes, hommes de la rue…) ont mené, dès l’apparition de l’intégrisme, une lutte au prix de leur vie[6].
En parlant, dans Les Vigiles, de « débat esthético-politique », l’écrivain francophone algérien met en relief son souci de l’intransitivité de son écriture ; intransitivité indéniablement assurée.
En guise de conclusion, nous évoquerons quelques thèmes intéressants pour la recherche sur les œuvres de Tahar Djaout. Nous commencerons par la langue kabyle qui est au centre de son écriture. En fait, Djaout traduit souvent du kabyle au français. C’est le cas pour « L’étoile dans l’œil », chapitre poétique dans Les Vigiles, qui est une reprise littérale de l’expression kabyle désignant « les taies ». Il est aussi important de remarquer l’engagement de Djaout à proposer un monde où les relations entre hommes soient d’ordre horizontal et non vertical, abolissant ainsi toute conversation fondée sur la domination. Autre thème de recherche, les rencontres « bizarres » entre les sèmes auxquels Djaout fait des rencontres inhabituelles. Enfin il ne serait pas vain de dégager les indices autobiographiques pour constater leur poids dans le travail effectué par l’auteur sur l’Histoire collective.
[1] Solstice Barbelé (poésie), Sherbrouk, Canada, éd. Naaman, 1975.
L’Exproprié (roman), (édition revue et corrigée), Paris, François Marjault, 1991.
Les Chercheurs d’os (roman), Paris, Édition du Seuil, 1984.
L’Invention du Désert (roman), Paris, Édition du Seuil, 1987.
Mouloud Mammeri, « Entretien avec Tahar Djaout », Alger, éd La Phomic, 1987.
Les Vigiles (roman), Paris, Éditions du Seuil, 1991.
Pérennes (poésie), Paris, éd Europe/Poésie, Le Temps des cerises, 1996.
Le Dernier été de la raison (roman), Éditions du Seuil, Paris, 1999.
[2] Entretien paru dans le quotidien Horizons, 07 mars 1988.
[3] La quête de la pureté n’est rien d’autre qu’une quête de soi, « Tahar », en arabe, voulant dire « le pur ».
[4] Littérature et engagement, « de Pascal à Sartre », Paris, éd. du Seuil, coll. Points, 2000, p. 67.
[5] www.i.france.com /menguellet/interview%201.htm, « Lounis Aït Menguellet, “Je n’ai jamais voulu être un symbole de quoi que ce soit” », Alger-Républicain, entretien réalisé par Zahir Mahdaoui.
[6] Entretien réalisé par Ratiba Benbouzid, El Watan, le 15/10/92.
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